lundi 23 février 2009

31 décembre 199*.

Bureau d’Alain, Clairlieu, 12 heures.


Alain décacheta sans sourciller la grande enveloppe jaune, arrivée prématurément malgré les calculs d’apothicaire d’Eichmann. Avec sa fonction, les envois représentaient l’ordinaire de son courrier. En distinguant les tirages grand format, il s’imagina une surprise. Il sourit d’aise. Une farce de Pardo ? Une sollicitation féminine ? En découvrant les clichés, il pâlit jusqu’à l’apoplexie, comme si la nouvelle constituait une annonce trop inacceptable pour qu’il soit en mesure de la digérer tout à fait.
L’Enfer se serait ouvert sous ses pas qu’il n’aurait pas subi un pareil effondrement. Tout à sa joie de détrôner Luc, il n’avait pas prévu l’éventualité d’un traquenard. Sous l’effet de la menace, ses démons fondirent avec la violence d’un cataclysme trop longtemps contenu. Il ne pensa même pas à Luc. Des paparazzis ? Un règlement de comptes ? Il imagina son nom à la une, il spécula sur son déshonneur, il anticipa le regard laminé de Betty. Allait-on l’assassiner ? Feliciggiani était-il l’instigateur de cet envoi retors ? Pardo avait-il commis l’inimaginable ? Il se reprit : c’était impossible, c’était un ami…
On le menaçait, c’était évident, mais vers quelle direction se tourner ? Ployant sous l’impuissance, un violent désespoir s’abattit sur ses épaules. Au moment où il avait cru tenir l’occasion de remonter la pente, il replongeait de plus belle ! Et cette fois, la menace était aussi sérieuse qu’insidieuse ! Il ressentit la peur, physique, indescriptible. Comme un rat enragé, il rongea son angoisse en élimant par boucles nerveuses les linéaments capricieux de son bureau. Il arpentait les angles de la pièce de manière frénétique, à la recherche d’une issue introuvable. Aucune trouée ne le dégagerait de ce traquenard. La trahison de sa parole envers Abdel signifiait-elle le châtiment que lui dépêchait le Dieu vengeur sans espoir de rémission ? La seule échappatoire qu’il trouva à opposer à cette peur panique fut de se terrer dans son bureau. Au bout d’un quart d’heure de torpeur, il jugea plus prudent d’informer Pelletier de son absence.
« Mon cher Jean-C., je compte sur votre sollicitude proverbiale, je suis indisposé : un début de gastro me met au supplice. Je soigne le mal avec la dernière énergie, mais j’ai besoin du repos le plus complet pour le début de soirée. Rassurez-vous, je serai d’attaque ce soir ! »
Pelletier n’avait cure de l’absence. Elle arrangeait même ses velléités de pouvoir. L’équipe du Chamois avait-elle besoin d’Alain ? Cette année, la fête promettait de briller d’un éclat plus scintillant encore qu’à l’accoutumée. Dans l’élan lucide de son pessimisme, Alain mesura son inutilité foncière, la vanité de son poste et de la comédie qu’il jouait. Il appela Malebrac.
« Alain Méribel à l’appareil.
Malebrac : – Comme si votre voix m’était inconnue ! Mon cher, je suis hantée par votre personne depuis des lustres !
Alain : – Un rendez-vous de la plus haute importance me contraint d’ajourner notre entrevue. Il va sans dire que vous n’aurez pas à subir les inconvénients de ce contretemps fâcheux : ce bon Pelletier se chargera de vous réserver l’accueil convenu.
Malebrac : – Inconscient ! Vous rendez-vous compte de la frayeur que vous m’avez donnée ? Vous vouliez m’achever ? J’ai cru un instant que notre sublime projet s’effondrait et que nous nous retrouvions le bec dans l’eau ! »
Les formules de politesse expédiées, il raccrocha péniblement.
Alain : – Putain de bouffonne ! Les jactances de cette bécasse sont plus contagieuses que celles d’une truie sous Guronzan !
Il me reste à prévenir Jean-C., qu’il s’occupe de la vieille peau… »
Il décrocha de nouveau le combiné.
« Jean-C. ? Navré d’alourdir un peu plus votre emploi du temps : Malebrac débarque comme prévu ! Il suffit de la laisser tourner. Pour l’équipe, cette présence n’occasionnera aucune perte de temps ! »
Pelletier acquiesça avec enthousiasme. Moins Alain était présent et plus il accentuait son emprise sur le Chamois ! Alain sourit, attendri.
« Ce cher Pelletier ! S’il devait n’en rester qu’un de tout ce cirque, ce serait lui… »
Il avait débité son laïus d’une traite. Il raccrocha sans même attendre la réponse, pressé de sniffer. Il lui restait heureusement un peu de cocaïne. Le rail détendit son cerveau harcelé jusqu’à accoucher d’une alternative viable. Un peu de réconfort dans un océan de tourments ! Jeannot lui apparut subitement comme l’homme de la situation, le seul qui pourrait le tirer de ce pétrin inextricable ! Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il se frotta les mains en recouvrant l’espoir. Le cœur fébrile, la voix de son ami résonnant comme l’unique perspective de salut dans son ébranlement personnel, la curieuse sensation d’une renaissance s’empara de son être.
« Jeannot ?
Jeannot : – Sacré bandit, ta voix frelatée a failli me fracasser le tympan ! J’ai eu de tes nouvelles par Abdel…
Alain : – Logique, on s’est vus pas plus tard qu’avant-hier ! Justement, faut qu’on se capte aujourd’hui ! A Eonville !
Jeannot : – Ca urge à ce point ?
Alain : – Tu peux pas imaginer ! Je débarque cet aprème ! En loucedé, hein !
Jeannot : – Ecoute, je suis overbook ! Passe au cabinet d’Ursule, Toni me phonera !
Alain : – Le temps de faire mes bagages – et je cétra !
Jeannot : – Je peux te poser une question ?
Alain : – Vas-y…
Jeannot : – T’es speed à mort ou j’hallucine ?
Alain : – Cherche pas, c’est le Nouvel An !
Jeannot : – Si ça craint autant, pourquoi tu pécho pas Abdel ? Il est à côté !
Alain : – Impossible ! Surtout, un conseil : tu fais le tombeau, même pour lui !
Jeannot : – Tu fais flipper, man ! Qu’est-ce qui cloche ?
Alain : – Je t’explique tout à l’heure ! »

Bureaux de maître Ursule, Clairlieu, 16 heures 32.

« Entrez ! »
La voix poussive, barbouillée par les abus informatiques, nasilla dans l’interphone. C’était Toni. Avant de comprendre, il enclencha l’ouverture électrique de la porte. Après le stress du vol et de l’attente, Alain touchait au but. L’Iranien l’accueillit avec la mine dépassée de l’Internaute déconnecté par la confrontation avec le réel qu’engendre l’abus de virtuel.
« Alain, ça faisait un bail ! Installe-toi ! Café ?
Alain : – Merci, je suis assez speed comme ça…
Toni : – Toi, t’as un souci ! Ca s’entend à ta voix… »
Il débarrassa la pile de dossiers qui encombrait la seule chaise disponible de la pièce.
« Qu’est-ce qu’il branle, le Jeannot, il abuse ! Si Ursule le chope, il est tricard ! Attends, je le préviens ! Des fois qu’il pionce, le phénomène, on sait jamais ! »
Alain le considéra avec amusement : Toni ne changerait lui non plus jamais ! Il resterait toujours aussi déconcertant. Sans prendre de nouvelles, comme s’il venait de quitter Alain la veille, il renversa sa tête en arrière. Ses cheveux drus s’ébrouèrent avec vigueur. Son look hippie aurait fait fureur dans les milieux branchés du R&B. Alain lui trouva plutôt un air d’Einstein exotique et dépenaillé. Il éclata de rire en raccrochant.
« Mille roupies, j’ai médit ! Il traite un client, un vieux chelou qui s’est fait schniffe son apparte et qui compte sur lui pour retrouver les braqueurs ! »
Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Depuis le couloir, la voix tonitruante de Jeannot abrégea la conversation. En apercevant sa tête par l’embrasure de la porte, une émotion poignante étreignit Alain.
Alain : – Trop cool, man ! »
Jeannot, loin de sa faconde habituelle, fit un geste de la main pour expliquer qu’il n’était pas seul.
« Je te présente Bernard Berg. »
Pénétré de la politesse obséquieuse qui l’accompagnait dans ses fonctions mondaines, Alain s’apprêta à assurer de sa considération ultrasélecte son vis-à-vis dont il se moquait éperdument. En relevant la tête, il dissimula à grand peine un geste d’effroi. L’ours qui se tenait devant lui arborait la carcasse emblématique de qui a subi les ravages de l’alcool. L’expression qui s’en dégageait révélait une teneur inquiétante, quoique malaisément énonçable, comme si un arrêt implacable du Ciel l’avait condamné à la déchéance suite à quelque transgression métaphysique. Imperturbable, Jeannot poursuivit les présentations.
« Alain Méribel est le propriétaire du Chamois, la fameuse discothèque de Clairlieu. C’est un frère pour moi ! On se connaît depuis le lycée et on ne s’est plus jamais perdus de vue depuis ! »
Le philosophe jaugea son interlocuteur d’un regard goguenard dont l’intensité du bleu jurait avec le sourire hébété. Il bégaya une réponse inaudible, comme si l’alcool avait malmené jusqu’à sa faculté d’expression.
« Je ne fais que passer, soyez sans crainte ! Je venais récupérer une édition originale de Schelling qu’ils ont délaissée. Ces incultes ont réussi le prodige de négliger un des vrais trésors de mon appartement ! »
Alain n’ajouta mot. Son incurie philosophique se redoublait d’une hâte d’aborder le sujet qui le taraudait et en comparaison duquel tout autre événement se serait révélé dérisoire et insignifiant. Sitôt Berg évanoui, Jeannot dévisagea son ami avec une exubérance mâtinée de générosité. Loin d’être soulagé, les problèmes commençaient vraiment !
Alain : – C’est qui, le chmaké du ciboulot que t’as ramené ? J’hallucine le picolo !
Jeannot : – Paraît que c’est un grand philosophe… Moi, les deux fois où je l’ai vu, il était plus foncedé que le clodo du coin !
Alain : – Toni m’a expliqué qu’il s’était fait québra son apparte…
Jeannot : – Trop puissant ! Le gars, on lui chourave ses bijoux et ses meubles de famille, il s’en bat les couilles. Il flippait juste pour ses livres et un manuscrit…
Alain : – Il a écrit un bouquin ?
Jeannot : – Attends, tu délires sur sa face, mais c’est un philosophe réputé, le gars !
Alain : – Jamais entendu parler de ce phénomène de foire !
Jeannot : – Moi, la philosophie, j’en trave que d’tchi ! J’ai essayé de lui parler de Bob, il m’a ri à la cefa, alors j’ai lâché l’affaire !
Alain : – Il kiffe pas ?
Jeannot : – Trop zarbe : il m’a promis que si je lui retrouvais ses bijoux, il me paierait un repas chez Cordel !
Toni : – Le meilleur resto de la ville ? Fais gaffe, il est peut-être pédé !
Jeannot : – M’en branle radical ! Au moins je pourrai dire à mes petits-enfants que j’ai été bouffer chez Cordel ! Au fait, désolé, pour la réservation, ce sera pas le même standing : juste le Griot… Désolé de pas être un gebour ! Au moins, on y sera peinard pour la palabre ! On gébou ? »

Le Griot, Eonville, 17 heures 12.

Jeannot : – Alors, à quoi tu joues, avec tes cachotteries ? Les midinettes ?
Alain : – Rigole pas ! Je suis dans la pire galère de ma vie ! »
Il se racla la gorge, terriblement éploré. A présent, il ne pouvait plus se défiler. Reculer serait revenu à différer son suicide. Paradoxe de sa situation, ce grand déballage le soulageait presque. Jeannot prit la gravité de son ami pour une plaisanterie au second degré.
Alain : – Quand j’ai emménagé avec Betty, j’ai pas supporté le mariage, l’héritage, et tout le bordel… J’ai vite roulé en parallèle dans le biz illégal des arrière-salles !
Jeannot : – Tu sais que c’est drôle, ton délire à deux balles ?
Alain : – On passe tout à un héritier. J’ai commencé par un gros gain. Cent mille euros cash à la roulette. Ça m’a foutu dedans !
Jeannot : – Tu devrais écrire des thrillers, ça ferait un tabac d’enfer !
Alain : – Si je m’étais ramassé, au moins ça m’aurait calmé ! Les baffes, ça remet souvent les idées en place ! Au lieu de quoi, j’ai tout mélangé : roulette, poker, tarot, manchots… Pendant un an, mes gains ont équilibré mes pertes. J’étais toujours persuadé de m’en sortir !
Jeannot : – Et Betty, t’en fais quoi dans ton scénar chelou ?
Alain : – L’enfume ! Pour mes déplacements, je m’abritais derrière les assoç, elle y voyait que du feu ! Et puis, j’ai croisé Pardo…
Jeannot : – L’entraîneur de tefoo ? Attends, c’est une idée trop puissante ! Sale ! Pour la suite, t’as qu’à te lancer sur la piste de la Fondation, style t’enfumais les potos qui te voyaient comme le gars qui assure, genre le sauveur !
Alain : – Attends, man, y’a maldonne. Je suis sérieux, là !
Jeannot : – Excuse, ça m’a échappé !
Alain : – Avec Roland, on est devenus les pires potes. Il m’a introduit dans les tournois parallèles de poker. Un soir, je l’ai suivi à Las Vegas ! Tu devineras jamais…
Jeannot : – Accouche de la dernière… Je sais pas ce que tu vas nous pondre, mais je renifle le casse du siècle !
Alain : – En trois heures, j’ai flambé dix millions…
Jeannot : – D’euros ? »
Alain acquiesça.
Jeannot : – Toi, t’es trop fort ! Par pitié, tourne un film au lieu de mythonner, parce que les bouquins, je kiffe pas vraiment, c’est prise de tête…
Alain : – Putain, t’es relou, à la fin ! Faut que je te le crache en quelle langue ?
Jeannot : – C’est quoi, ce que tu me chantes, là ?
Alain : – Tu fais exprès ? Ca fait dix plombes que je me tue à t’en informer ! J’ai même manqué de me faire sauter la calebasse ! Tu veux que je te le rabâche en quelle langue ? Roland m’a sauvé la live grâce à un businessman qui m’a consenti un prêt incroyable : rien à rembourser jusqu’à l’héritage assorti de 0 % d’intérêts ! Puis deux millions tous les ans pendant cinq ans ! Dans mon malheur, j’étais au moins tombé sur un ange gardien ! »
Jeannot se prit la tête entre les mains.
« Ce que tu… Non… Sérieux, c’est pas vrai ? Vas-y… Betty t’aurait jamais laissé déconner aussi fatigué ?
Alain : – Tu crois quoi ? Si elle avait su, elle m’aurait quitté cash !
Jeannot : – C’est quoi, cette histoire ? Dis-moi c’est pas vrai, bordel ! Et Abdel ? Il est au courant de ta mytho ? Dis que c’est pas possible, mec, dis que tu déconnes ! Avec Abdel, on croyait que c’était de l’enfume ! Dis c’est pas vrai ! »
Pour encaisser le coup, il descendit nerveusement son demi d’un geste sec. Blanc, il eût tourné au livide. Heureusement, la serveuse approcha pour prendre la commande. Il ne songea même pas à la reluquer. Il se contenta de piocher parmi les spécialités de la maison d’une voix morne et étiolée.
Jeannot : – Deux mafés. Et deux Flag. »
Il souffla puissamment en fixant Alain avec intensité. Ce dernier, ne sachant si c’était du lard ou du cochon, se sentit évoluer sur de la braise.
Jeannot : – Pourquoi t’as attendu ? On est pas tes potes ? Tu viens de tout foutre en l’air !
Alain : – Tu piges pas la flippe ? J’avais les chocottes avec la Fondation…
Jeannot : – T’es trop con ! Abdel m’avait parlé que les RG te pistaient, mais j’y croyais pas ! C’est niqué maintenant !
Alain : – Jean-C. m’a juré qu’on risquait rien !
Jeannot : – Ma parole, t’as tchatché Abdel !
Alain : – Jean-C. était le seul au courant… J’ai cru que j’allais m’en sortir !
Jeannot : – Cette fois, t’as calé et t’es calé… Dans la live, on tombe toujours sur plus fort que soi un jour ! Il reste juste une emmerde qui m’échappe : si tout roule pour toi, pourquoi tu t’es pointé ? Qu’est-ce qui s’est passé de chelou pour que tu rappliques fissa ?
Alain : – Y’a une semaine, Pardo m’a invité au Grand Prix de M***…
Jeannot : – Merci, je suis au courant !
Alain : – Il m’a présenté Scwaeinstig ! Tu te rends compte ?
Jeannot : – Franchement, je suis scié, là…
Alain : – Scwaeinstig en personne ! Il assure pas trop, le keumé ?
Jeannot : – Qu’est-ce j’en ai à branler de ton Scwaeinstig ! T’es bouché, ou bien ? Tu piges pas que t’es plumé comme un mouton depuis le début ?
Alain : – Dis pas n’imp ! Sinon pourquoi Roland m’a toujours retiré les épines du panard ? Celui qui m’a filé l’oseille pour la dette va investir dans la Fondation ! On va se retrouver avec de l’oseille plein les poches ! Tu te rends compte des horizons qui s’ouvrent à nous ?
Jeannot : – T’es fou ou tu piges que dalle ? T’es leur cible !
Alain : – Le gars, c’est du spéculateur chanmé ! Du lourd ! Tu vois si j’invente ? T’inquiète, j’ai vérifié, il a pignon sur rue au Lux !
Jeannot : – Qu’est-ce tu vas m’annoncer ?
Alain : – J’ai repris l’héritage pour permettre le remboursement…
Jeannot : – C’est pour ça que t’as revendu à Luc tes parts d’immobilier !
Alain : – J’avais grave besoin de la cagnotte !
Jeannot : – Et c’est pour ça que t’avais jamais le temps !
Alain : – Je suis revenu de M*** pour la bouffe avec Luc… Ce soir-là, c’était repas d’affaires. Des terrains constructibles en haute montagne mis en vente par la mairie… Avec le frangin, tu sais comment c’est : y’a que ses intérêts qui comptent ! Cinq millions de plus-value, sa tetè flambait ! Pour moi, pas le choix, c’était le coup ou jamais de me refaire la santé – et la malle par la même occase. Après, je vendais mes actifs et, hop, la belle vie !
Jeannot : – Ne me dis pas que t’as niqué ton frangin avec le keum ?
Alain : – Comme le jeanlar de Feliciggiani risquait de pas être disponible, et comme Pardo était pas joignable avant janvier, Jean-C. s’est chargé de contacter un autre investisseur…
Jeannot : – Toi, tu vas m’annoncer que t’as chipé à ton frangin les terrains !
Alain : – Six d’un coup, mec !
Jeannot : – A l’aise, Blaise… si t’es le roi du pétrole, qu’est-ce qui cloche alors, dans ta vie de rêve ?
Alain : – Jusqu’à hier, rien ! Tout roulait comme sur du billard ! Patratas ! Ce matin, tout est parti en couille ! J’ai ouvert un paquet comme j’en reçois des centaines. A l’intérieur, c’était des clichés… Midi. Hier. Expédiés depuis Clairlieu.
Jeannot : – Des clichés ? De quoi ?
Alain : – T’es pas au courant ? J’ai eu quelques flirts avec des lopesas et…
Jeannot : – Faut croire que je suis au courant… Malgré toi ! Qu’est-ce tu veux ? Je suis dépassé, moi ! Tu m’annonces à la chaîne des ketrus plus oufs les uns que les autres !
Alain : – Je pouvais pas parler avant, man !
Jeannot : – Dis pas tu pouvais pas ! Rien que de t’expliquer, ça changeait du tout au tout ! Ma parole, t’es un frâlé du crâne ! Faut pas t’étonner, après, qu’on te fasse la misère ! T’avais juré à Abdel d’arrêter tes conneries… Trop tard, apparemment !
Alain : – En plus, tiens-toi bien, j’ai craqué avec la traductrice de Pavlovitch… »
Après ce qu’il venait d’apprendre, plus rien ne pouvait étonner Jeannot.
Jeannot : – T’as tenu le coup vingt-quatre heures, quoi ! Sérieux, Alain, de toi à moi, en face, ton paternel avait raison : t’es pas fait pour la vie de big boss ! Ca te monte au crâne et tu pars en couille !
Alain : – C’est pas ma faute si la traductrice était une bombasse ! Une Eurasienne, mon gars, comme t’as jamais vu : téma les photos !
Jeannot : – Ah ouais, je te le fais pas dire, tu t’emmerdes pas, mon salaud ! »
Il puisa même la force dans son abattement pour émettre un petit sifflement admiratif et expert.
Alain : – Tu comprends, j’ai essayé de tenir le coup, mais avant-hier… »
Alain secoua la tête et se tut.
Jeannot : – Laisse-moi deviner, tu l’as kèn ?
Alain : – Tu rigoles ? Avec ses traditions à deux balles, elle a rien voulu savoir !
Jeannot : – Et à aucun moment tu t’es dit : ‘‘C’est trop facile, faut que je me méfie’’ ?
Alain : – Tu sais, dans la jet, c’est pas les occasions qui manquent !
Jeannot : – Les rakias, la flambe, les crédits… T’as joué les chauds ? Dikave où ça t’a mené ! T’es pas un requin, mets-toi ça dans le crâne ! En plus, ta version tient pas la route, mon pote !
Alain : – Je t’ai dit la vérité !
Jeannot : – Je vais te rafraîchir la cervelle parce que tu vogues à l’ouest le plus complet : t’es tellement naïf que c’est comme si un myope enfilait des binocles pour voir la vraie vie ! Pardo, c’est ton fossoyeur ; tes dettes, c’est du pipeau ; t’es carotte de A à Z ! Et t’as tout gobé !
Alain : – Qu’est-ce tu délires ? Et le tournoi, c’était de l’enfume, peut-être ?
Jeannot : – La parfaite arnaque, le pigeon plumé, du vent ! Pour l’instant, t’es l’allié d’un mafieux russe et d’un bandit corse : voilà la vérité ! Comment il s’appelle, déjà, l’investisseur de Pardo ?
Alain : – Lucien Feliciggiani. J'ai ses garanties bancaires, je t’ai dit !
Jeannot : – Tu demanderas à Toni, il t’expliquera ce que vaut une garantie bancaire… »
La serveuse apporta les deux mafés. Alain n’en menait pas large.
Jeannot : – Tu te fais fumer de tous les côtés ! Pour commencer, ton histoire de tournoi…
Alain : – Je suis dépassé !
Jeannot : – C’est pourtant pas sorcier, bordel ! Pardo a monté une arnaque de toutes pièces pour t’extorquer en loucedé dix millions. Et toi qui le prends pour ton bienfaiteur… Alain, des amis, y’en a pas trente-six mille dans la vie !
Alain : – J’étais cécoin ! Mon père m’aurait découpé la chetron s’il était tombé sur le dixième de mes conneries ! Et Betty, t’imagines le travail ? Je l’envoyais direct à l’hosto ! On venait d’avoir notre deuxième gosse, je te rappelle…
Jeannot : – Passons au Russe. Comment que c’est, déjà ?
Alain : – Pavlovitch !
Jeannot : – Je suis pas cistra, mais un Russe dans le biz, ça pue la magouille à plein nez ! L’Eurasienne, tu l’as rencontrée comment ?
Alain : – Par Pavlovitch…
Jeannot : – Tu fais exprès, ou bien ? Ouvre les yeux ! Pavlovitch t’a fourgué une Bécassine aux yeux bridés dans les pattes ! T’as réussi l’exploit de t’associer avec deux mafieux coup sur coup ! Chapeau, gars, c’est pas donné à tout le monde !
Alain : – Au fait, le mafé déboîte !
Jeannot : – Pardon ?
Alain : – Ta mère bosse plus ici ?
Jeannot : – J’hallucine ! Ma mère… On en reparlera un autre jour, OK ? »
Il engloutit la dernière bouchée avec vigueur, comme s’il se préparait à une confidence d’importance.
« J’ai pas d’autre choix que de t’enfoncer le clou dans le crâne : t’as plus dix-huit ans ! Une femme, deux gosses, c’est tchi ? Et toi, cool Raoul, tu te branches la première bombe sexuelle débarquée des steppes ! Les Eurasiennes te manquaient ? Ca tombe bien, celle-ci va t’en faire passer le goût à jamais ! Parce que, je te le signale, ça fait pas un pli : Adriana la traductrice te tchatche comme moi je catche. Au mieux, une fois par an, pendant la période des soldes – ou en état d’ivresse, le soir du Réveillon ! Le reste du temps, les affaires, c’est son julot qui les fait ! Arrête la farce, tu veux ? Elle s’est pas pointée pour tes beaux yeux ! Ni pour ta thune : t’es un gadjo marié ! Elle est aux ordres ! De qui, à ton avis ?
Alain : – Qu’est-ce que je fais, moi, maintenant ? »
Il avait lâché sa plainte éplorée dans un marmonnement inaudible.
Jeannot : – Déjà, oublie Pardo ! C’est pas du tout dans son intérêt de te carna ! Tant que tu respectes tes engagements…
Alain : – Ah ça !
Jeannot : – Je la sens pas, cette piste !
Alain : – Et Pavlovitch ?
Jeannot : – Quel intérêt aurait-il à te faire péter les plombs ? Pour l’instant, il a besoin de toi ! Il avait peut-être prévu de te faire la peau, mais après, quand il t’aurait bien carotte… »
Jeannot s’arrêta, traversé par une fulgurance.
« Sinon…
Alain : – Sinon quoi ?
Jeannot : – Ca vient de ton frère !
Alain : – Impossible !
Jeannot : – Et pourquoi, impossible ?
Alain : – Dans la famille, on se trahit pas…
Jeannot : – Je rêve ! C’est toi qui dis ça ? T’as été t’allier avec un mac new wave pour fumer ton ref et tu montes sur tes grands chevaux pour jurer la gueule enfarinée que ‘‘dans la famille, on se trahit pas’’ ? File les clichés, que je les observe ! »
Alain les tendit avec fébrilité.
Jeannot : – T’es certain que c’était avant-hier ?
Alain : – C’est la seule fois où on a flirté !
Jeannot : – Tu tchatchais avec qui avant ?
Alain : – La comtesse de Valmont…
Jeannot : – Et ton Pelletier, t’en réponds ? Il a l’air de profiter de toi, lui aussi !
Alain : – Au point où j’en suis…
Jeannot : – Il te doublerait pas en fatche, par hasard ? Qui t’a présenté Pavlovitch, après tout ?
Alain : – Il détient aucun intérêt dans mon groupe !
Jeannot : – Tant qu’on sait pas d’où est le corbeau, jure de rien ! Je préviens Toni, qu’il lance les recherches !
Alain : – J’ai mon vol à sept heures !
Jeannot : – Au poil, non ? Il nous reste l’après-midi pour mettre au clair ta galère. Une chance qu’on soit samedi, comme ça, Ursule viendra pas fourrer son pif de négro dans nos histoires !
Alain : – Il bosse pas le samedi après-midi ?
Jeannot : – Te bile pas pour sa pomme, lui, c’est simple, c’est un marathonien ! Ce type, je te jure, c’est l’homme bionique par excellence ! Il enchaîne entre les plaidoiries, les plateaux de télé et les bouquins ! Jamais il arrête ! Moi, je sais pas comment il fait ! Attends, trois secondes, je préviens Toni ! »
Il sortit dans la rue informer l’Iranien de la situation. Au bout de cinq minutes d’isolement, Alain commença à s’ennuyer ferme. De temps à autre, il se retournait pour observer par la devanture son ami arpenter nerveusement le trottoir en moulinant l’air de grands gestes amples et théâtraux. Il profita du voisinage de la serveuse pour se commander un autre demi. Malgré la Flag, les idées fixes revinrent tournoyer en force dans sa tête. Son grand déballage, loin de l’avoir apaisé, engendra un supplément d’angoisse. Jeannot ne tarda pas à revenir.
« Toni est au parfum. Il va voir ce qu’il peut faire…
Alain : – Laisse, faut pas trop lui en demander non plus, c’est pas le hacker du siècle !
Jeannot : – Toni paye pas de mine, mais c’est le boss du clavier, hein ! Sérieux, faut se speeder, il a besoin de tes docs, et tout, et tout ! On finit les plats et on dérape !
Alain : – Ca serait pas un coup de la presse, par hasard ? Un paparazzi tordu…
Jeannot : – Laisse ! T’aurais déjà eu d’autres nouvelles ! Décrypte : on veut te cécoin ! Plus j’y pense, et plus le coup sent ton frangin !
Alain : – T’as vu Jeanne d’Arc, toi, ou quoi ? J’ai grandi avec, si t’as oublié, c’est un arriviste, pas un pervers ! »
Le cri sortait du cœur.
Jeannot : – Sa meuf lui a peut-être monté le crâne ? Ca va vite, tu sais… La prochaine fois que tu vois Luc, c’est quand ?
Alain : – Ce soir, au Chamois…
Jeannot : – Pour le Réveillon ?
Alain : – Il se pointe comme d’hab. Cette fois, il sera avec Eichmann ! T’imagines le tableau ? Ils se connaissaient à peine il y a un mois et aujourd’hui, ils passent le Réveillon ensemble ! Trop chelou…
Jeannot : – Répète ça, man ?
Alain : – Le milliardaire suisse à qui mon pater avait monté son chalet au début des années quatre-vingts… »
Jeannot se leva, ivre de la révélation fracassante qui éclairait la situation.
« C’est lui qu’a fait le coup !
Alain : – Eichmann ? T’en as une autre, en prime ? Arrête la parano : il est à la retraite et il dort sur son tas de milliards ! Qu’est-ce qu’il en a à branler de ces broutilles ? C’est walou, pour lui !
Jeannot : – Vas-y, aboule !
Alain : – De quoi ? »
Jeannot était surexcité.
« Eichmann !? Tu l’as croisé combien de fois ?
Alain : – Une fois, au Monte-Cristo... Il a déboulé avec sa millefa et les Axelos...
Jeannot : – Les quoi ?
Alain : – Un armateur grec ! Laisse béton comme Luc speedait ! Il crisait pour les terrains que je lui avais chourave, du jamais vu ! On bouffait les deux quand Eichmann a débarqué. T’aurais vu le tableau ! Il m’a sauvé la mise !
Jeannot : – Encore une coïncidence, tu vas me dire ? Le coup de tepu vient de son côté, la vie de ma mère ! Laisse-moi une semaine, et je fume ce fumier !
Alain : – Une semaine ? Mais je peux pas attendre, moi !
Jeannot : – Allez, on s’arrache ! C’est pas le tout, on a du pain sur la planche !
Alain : – Attends, Toni a déjà des infos ? »

Cabinet de maître Ursule, Eonville, 19 heures 06.

Toni, surexcité, guettait sur le pas de la porte. Son nez, un tubercule aplati, lui conférait un air de poète mutin de l’underground. Pour leur souhaiter la bienvenue, il bomba le torse et prit la pose.
« Les gars, téma la découverte ! »
Jeannot s’approcha.
« Un article d’Oxygène…
Alain : – C’est quoi ce ketru ?
Jeannot : – Une assoç d’investigation sur l’Afrique qui est la seule à sortir les vrais scoops sur le Net ! La technologie, ça sert aussi à promouvoir la contestation ! »
D’un court clic sur son clavier, il déroula un copié-collé.
‘‘La Françafrique poursuit de manière souterraine l’ancien colonialisme au profit de multinationales implantées dans le pétrole, les matières premières et l’argent sale. Balthazar, le célèbre juge anticorruption, instruit en ce moment l’affaire qui sert de révélateur aux pratiques de ce marigot – il s’agit bien entendu du dossier de la CREP. Un scandale qui n’en est qu’à ses débuts…
ARMAND.’’
Alain : – La Françafrique ?
Jeannot : – Tu suis pas ? C’est vrai qu’on parle jamais de ces choses par ici… Sinon les Céfrans tireraient la chetron – de quoi lancer la révolution !
Toni : – Balthazar et la CREP, ça te parle plus ?
Alain : – La multinationale du pétrole ? OK ! Mais le rapport avec Balthazar, franchement…
Jeannot : – Ma parole, ça t’arrive de mater les infos ? On parle DU juge anticorruption !
Alain : – Ah, je vois ! Le mastoc tout stick avec une moustache et des lunettes ?
Jeannot : – C’est ça ! Il instruit une histoire de corruption à grande échelle ! De la bombe H ! La CREP ne faisait pas que raffiner du pétrole, si tu vois ce que je veux dire… Elle recyclait aussi l’argent sale des magouilles françafricaines !
Alain : – Un Etat dans l’Etat, en fait…
Toni : – Les circuits Foccart, les nationalistes, l’OAS et les militants d’extrême-droite… Tous les politicards sont au courant des réseaux qui gangrènent les relations entre la France et son ancien Empire. Personne parle à cause des intérêts et des mauvaises habitudes.
Jeannot : – Le plus mouillé ? Antonioli !
Alain : – J’hallucine ! Son discours repose pas sur la restauration des valeurs de la France profonde et ce genre de bouffonneries ?
Toni : – T’as pas idée du tas d’hypocrites qui magouillent dans le merdier !
Jeannot : – Tiens, dikave la suite, ça va te renseigner !
Alain : – Encore Oxygène ?
Jeannot : – L’organisation qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas…
Toni : – Elle est tenue par un Céfran : Armand de Pulvignac ! Le gars signe Armand. Avec son nom d’aristo, il pourrait se pavaner au Chamois, mais lui, il mouille le maillot. Total respect ! »
Alain rougit. Lui qui aurait tant aimé incarner la figure du rebelle se trouvait rejeté dans le camp des nantis, qui plus est dans celui peu enviable des superficiels et des frivoles ! Impavide, il jeta un œil sur la suite de l’article.
‘‘L’un des secrets les plus honteux de la diplomatie française s’écroule. La France, qui prône en Occident les Droits de l’Homme et la liberté, se conduit dans son pré carré africain avec une duplicité parfaitement impérialiste. D’où viennent les armes des conflits ? En laissant les barbouzes mafieux poursuivre leurs rituels colonialistes en toute impunité, oublie-t-on qu’un jour, il sera trop tard pour réparer les préjudices perpétrés avec le dernier cynisme ? La pauvreté encourage en effet l’islamisme, le terrorisme, toutes ces réponses désespérées et extrémistes aux injustices et à la loi du plus fort ! Que fera-t-on quand des idéologues africains illuminés s’appuieront sur un outil de propagande et de haine ajusté à leurs revendications ?’’
Jeannot approuva, admiratif.
Jeannot : – Ce type, boy, c’est le Malcom X de l’Afrique ! Plus je le lis, plus j’ai envie de pleurer !
Toni : – C’est reparti, le tralala ! Eh, Jeannot, tu te crois à un meeting afro ?
Jeannot : – Moi, les médias qui flippent, je censure ! La vérité dérange ! Quatre cents ans d’esclavage, les colonies, et maintenant le colonialisme économique, sous prétexte de coopération ! Les gens se rendent pas compte que dans cinquante ans, si on dort toujours, c’est la révolution à Bamako et Lomé ! C’est fini l’époque de ma mère, les petites filles bien polies et bien élevées !
Toni : – Quel raseur…
Alain : – C’est quoi le rapport avec mes soucis ?
Jeannot : – Pour t’en sortir, ce sera pas du gâteau, c’est moi qui te le dis ! »
Toni se racla la gorge.
« Lis qui est Antonioli selon Armand. Rien à voir avec le raout conformiste qu’on nous sert sur TF1 !
‘‘Sa carrière politique débute au début des années cinquante. Il infiltre pour les Renseignement généraux les milieux Pieds-Noirs d’Afrique noire. Il est plus que plausible que dans ce rôle, il ait joué double jeu. On perd un instant sa trace. Quand il revient, il est déjà incontournable, tant à droite qu’à gauche. Il se pose en figure du nationalisme et truste les postes de prestige : préfet, député, ministre de l’Intérieur, de la Défense, désormais sénateur. On l’annonce avec insistance comme le champion du Président pour l’investiture à la Présidence de l’Assemblée nationale.’’
Jeannot regarda sa montre.
« Toni, faut gagner du temps ! Ce n’est pas le moment de nous bassiner avec des cours d’histoire !
Toni : – C’est toi qui dis ça ?
Jeannot : – Alain a un avion à sept heures ! Concrètement, t’as quoi sur le feu concernant Feliciggiani et Pavlovitch ?
Toni : – Molo, l’artiste, je suis pas encore Superman ! En une heure, avec zéro doc, je peux pas te sortir l’arsenal de la CIA !
Jeannot : – Alain, aboule les garanties bancaires de Feliciggiani ! »
Alain avait déjà sorti de sa sacoche les précieux feuillets. Toni se montra perplexe.
Toni : – Tu réponds de leur fiabilité ? C’est pas une nouvelle entourloupe ?
Jeannot : – C’était pour qu’Alain accepte le fric et marche dans la combine…
Toni : – Feliciggiani, hein ? Ce nom pue l’arnaque à plein nez ! Un prête-nom, oui ! Une combine classique dans le milieu. Et si… »
Il se claqua le front.
« Putain, la clé d’entrée, je la tiens ! »
Alain considéra Jeannot d’un air éberlué.
Toni : – File tes extraits de comptes ! »
Alain obtempéra.
Jeannot : – Quand il est ainsi, il te reste plus qu’à suivre le mouve ! »
Toni empoigna fiévreusement les papiers. Le monde n’existait plus autour de lui. Le regard exorbité, il avait établi un rapport quasi télépathique avec son ordinateur.
Toni : – La BDF, une banque au Lux’, hein ? Mon œil ! Trop chelou, l’histoire… »
Alain, intrigué, regarda par-dessus son épaule.
Toni : – Man, voilà le… »
Il suffoquait.
Toni : – Zarbi…
Alain : – T’as des problèmes ?
Jeannot : – Laisse faire El Maestro ! »
Toni se mit à pianoter. Il paraissait au bord de la rupture. Enfin, le cliquetis spasmodique du clavier ralentit, jusqu’à ce que le silence succède au rythme métallique effréné de la dactylographie. Il releva la tête.
Toni : – Abdullah al-Mujawiyya revient partout dans l’organigramme ! C’est pas du hasard, ou alors c’est trop fort !
Jeannot : – En clair ? »
Toni poursuivit sur la lancée de son monologue autiste.
« Ce type est omniprésent ! Il siège au conseil de surveillance, au conseil d’administration… Voyons si… Bordel ! Je l’ai ! Je tiens Feliciggiani ! »
Alain : – Ma parole, on est passé dans le scénar d’un film !
Jeannot : – La réalité dépasse la fiction, mon pote…
Toni : – Ton Feliciggiani, on peut pas vraiment dire qu’il reçoive des sommes de clown…
Jeannot : – Ah ouais, combien ?
Toni : – Là : dix millions d’euros !
Alain : – Tiens ? La somme qu’il a promis d’investir dans mon groupe…
Toni : – Chelou, aucune trace d’arrivée !
Alain : – Comment ça ?
Toni : – Légalement, le genlar est clean, rien à redire. Par contre, les cetras de dépôt ont disparu ! Leur absence prouve le blanchiment ! Ils allaient te faire recycler leurs millions pas propres, mec !
Jeannot : – T’étais leur machine à laver !
Toni : – Je repars de Pardo ! Pas moyen… »
Comme il s’exprimait en fulgurances cryptées, il était malaisé à suivre. Constatant l’ahurissement qu’exprimait Alain, Jeannot fit signe de ne pas l’interrompre.
Toni : – A moins que Al-Mujawiyya fréquente Feliciggiani ! J’essaie toujours, on a rien à perdre… Voilà, je suis sur son compte ! Al-Mujawiyya reçoit des versements d’une banque soudanaise. Il est peut-être lui-même soudanais ? Tiens ? Orient Bank of Industry ! Qu’est-ce que c’est que cette nouveauté ? »
La vitesse de son pianotage était si ahurissante qu’Alain en eut mal à la tête.
Toni : – Devinez la nouvelle ? Je vous le donne dans le mille, Al-Mujawiyya est le président administratif et l’actionnaire principal de l’OBI ! Pas de signe d’un quelconque Feliciggiani… A mon avis, c’est un prête-nom. Combine classique !
Jeannot : – Qu’est-ce je disais ?
Toni : – A moins qu’ils aient repompé l’identité d’un défunt ! Attends voir ! L’organigramme ! Al-Mujablabla est associé à… Cardetti. Encore un Corse ! Putain ! Pardo, Feliciggiani, maintenant, Cardetti… T’as déjà entendu parler de ce type ?
Alain : – Jamais de la vie !
Toni : – Je rentre sur ses comptes ! Une dizaine pour sa gueule ? Il risque pas de se meuler sur le trottoir en hiver un jour de dèche, lui ! À moins qu’il existe pas… Voyons de ce côté. Walou sur le premier…
Jeannot : – Cinq mille dollars, c’est pas une paille, pourtant !
Toni : – A ce niveau, c’est de la pure daube ! Le dernier virement remonte à fin novembre. Puis trois gros virements sont effectués en trois mois sur le second ! 500 000 dollars, 900 000 et 300 000 : on commence à causer ! Trois transactions vers une certaine Church Bank. Le siège est déclaré à Accra. Eglise Réformée de la Mystique Sociale. Je pige pas… Sans doute une société-écran camouflée en église réformée… Dieu mène à toutes les entreprises ! »
Soudain, son visage s’éclaira d’une lueur incandescente.
« Putain, c’est pas vrai… Les gars, venez voir ce que j’ai déniché ! »
Alain, à son grand désappointement, ne distingua sur l’écran que des colonnes de chiffres opaques.
Jeannot : – J’y comprends goutte !
Toni : – Putain, là, sous tes yeux ! Dix millions de dollars qui déboulent le 23 décembre ! Et, à la BDF, dix millions sur le compte de Feliciggiani le même jour ! Virement à 13 heures 33 de la Church Bank, 13 heures 44 à la BDF ! J’ai trouvé qui se planque derrière Feliciggiani : Cardetti est l’associé d’Al-Mujawiyya ! »
Il s’étendit de tout son long sur sa chaise. Emporté par le souffle abrasif d’une révélation mystique, il ne se fût pas senti plus bouleversé. Il se redressa pourtant rapidement. L’inspiration l’avait repris et ne se décidait pas à le lâcher. Il émit bien vite un mouvement d’impuissance.
« Les virements bloquent les circuits du flouze ! Du coup, ça débloque vite ! Depuis la Church Bank, la thune file vers le paradis fiscal d’Aruba. Après, inutile de farfouiller plus loin ! Mieux vaudrait farfouiller un joint dans une botte de chanvre !
Jeannot : – Trop de la balle ! T’as mis la main sur un réseau de blanchiment !
Toni : – Un réseau de la Françafrique !
Toni : – Les gars, je déconnecte ! Ca craint, de rester trop longtemps ! On sait jamais… Des fois qu’ils nous remontent, on serait dans de beaux draps !
Alain : – Attendez, coup de speed ! Et si Al-Mujawiyya nous coinçait ?
Jeannot : – Ils peuvent toujours essayer, l’ordinateur a été acheté en Iran ! Qu’ils aillent s’embrouiller avec les ayatollahs, si ça leur chante !
Toni : – Cardetti, à l’attaque ! Je fonce sur le site d’Oxygène pécho des munitions pour cette grosse poiscaille poisseuse !
Les renseignements affluèrent dans la foulée.
Toni : – Tiens, mate le travail : pas besoin de chercher, Cardetti est le boss de Belleville, c’est clair ! Ça pue le financier mafieux…
Jeannot : – Toujours le Dahomey ! A croire que mon pays est infesté par les cafards ! Et c’est pas fini : cherche pour Pardo, Antonioli et Cardetti leur lieu de naissance.
Alain : – Tu crois que c’est des potos de Cardetti ?
Jeannot : – Je creuse juste un feeling… »
Toni claqua des doigts, l’œil malicieux.
« Ils sont nés à Ajaccio ! Les trois…
Alain : – Mon Dieu, c’est pas croyable !
Jeannot : – Putain, si Balthazar apprend ça… Trop puissant ! Alain, je sais pas si tu captes, mais grâce à tes conneries, on va tout péter ! Mec, je t’en voulais à mort, mais faut croire que t’es parti en couille pour la bonne cause !
Toni : – T’enflamme pas ! Balthazar est à un million de miles de nous. Tu pourras jamais le rencontrer !
Jeannot : – Sauf que t’oublies Ursule !
Toni : – Tu crois qu’il va nous suivre pour des clopinettes ? Lui, c’est un carré cube ! Pour le bouger, faudrait un chamboulement maousse !
Alain : – Les gars, j’appelle le taxi !
Jeannot : – Attends, avant, on se met au point ! Le plus important, c’est que Pavlovitch sente pas la différence ! Tu fais comme si tu savais rien ! On sait pas qui sont Luc ou Eichmann, je te rappelle !
Toni : – A la limite, tu continues à te brancher ta call-girl, mon salaud !
Alain : – Elle accepte juste les smacks, la lopessa, alors vous me faites délirer !
Jeannot : – Peu importe, tu joues le jeu. Nous, on dikave pour Pavlovitch et Eichmann. On y passe la nuit s’il le faut ! Surtout, garde le portable au chaud dans ta chepo. On t’appelle dès qu’y a du nouveau ! Grâce à tes délires, on va changer le monde mieux qu’avec la Fondation !
Toni : – Un mal pour un bien, c’est comme ça qu’on dit ?
Alain : – Vous m’appelez demain matin ?
Jeannot : – Dès cette nuit, si possible, oui ! Ca urge !
Alain : – Putain, me coltiner Eichmann ce soir, ça me file le bourdon !
Jeannot : – Lui, t’en fous, c’est une fatche ! Alain, moi, tu me connais, je suis à fond mystique : cette galère a un sens. Regarde : t’avais promis d’aider l’Afrique ! On avait monté la Fondation pour réaliser notre rêve ! Putain, c’est quand ils partent en couille qu’on accomplit notre promesse ! »
En l’écoutant, Alain ressentit un étrange sentiment, qu’il ne parvint à décrypter. Une douce musique égrena les secondes dans sa tête où le calme avait succédé à la tempête.
Jeannot : – Alain, quoi qu’il se passe, dis-toi que ce qui arrivera devait arriver ! Prends soin de toi et tout ira bien !
Toni : – Le taxi vient de débarquer ! »
Alain se leva.
Alain : – Les gars, vous êtes des lingots bruts, des purs parmi les amigos ! Jamais j’oublierai votre générosité !
Jeannot : – Attends, je te raccompagne ! »
Une fois dehors, Alain n’en menait pas large.
Alain : – Si jamais il m’arrivait quelque chose… Avec Abdel, vous comptez plus que des potos – comme des frangins ! Les seuls que j’ai eus, à vrai dire… »
Il se racla la gorge.
Jeannot : – Qu’est-ce tu dis n’imp, t’es pas en chewing-gum, non plus !
Alain : – Avec les psychopathes qui traînent dans mon entourage, je suis pas à l’abri d’une couille, tu le sais très bien ! Conserve les docs avec précaution, vaut mieux que ça soit toi qui les gardes, ça craindra moins ! »
Jeannot se frappa le cœur avec la paume de sa main en guise de serment inaliénable.
« T’inquiète, tu peux dormir sur tes deux oreilles ! Personne les trouvera jamais ! »
Seul Toni était au courant de la cache, chez sa grand-mère par alliance, une histoire de famille tellement complexe que les meilleurs limiers s’y seraient cassé les dents.
Jeannot : – Tiens bon, c’est une question de jours ! La prochaine fois que je te vois, on aura bouclé l’enquête, sur la tête ! Balthazar va le cécoin, ton Cardetti, et tout son putain de gang avec ! »
Alain avait les larmes aux yeux.
« Jeannot, tu sais pas ce que je te dois… Tu verras, avec Betty et les gosses, je repartirai de zéro ! Dès que ce sera fini, je revends mes parts à Luc et j’arrête les mauvais délires ! Je veux repartir de zéro !
Jeannot : – Montre que t’as du cœur, c’est tout ce qui compte ici-bas !
Alain : – Encore un ketru : balance rien à Abdel, j’aurais trop les boules après l’enfume que je lui ai tapée ! On s’expliquera après !
Jeannot : – Faudra bien le prévenir un jour ou l’autre, gars ! Les cachotteries, c’est pas la solution ! »
Le chauffeur de taxi s’impatienta au volant.
Jeannot : – C’est le moment ! »
Alain fouilla dans la petite sacoche qu’il portait en bandoulière.
« Tiens, mec, je t’ai apporté un bouquin, trois fois rien, un truc que j’ai trouvé à l’aéroport… Accepte, ça me fera plaisir.
Jeannot : – Cimer, Omer ! C’est quoi ?
Alain : – Un livre de proverbes africains.
Jeannot : – Trop cool !
Alain : – C’est trois fois rien, ça tient dans la chepo et ça contient des phrases vraiment puissantes…
Jeannot : – Allez file, le zingue t’attendra pas. Nous, on aura tout le temps de repenser à ça après ! »
Alain s’éloigna de sa démarche nonchalante vers le taxi. Avant de monter, il se retourna une dernière fois pour lever le pouce, comme un homme qui renaît à la vie et qui a retrouvé le goût de combattre. Jeannot sentit une émotion poignante l’étreindre. Il s’en montra d’autant plus surpris qu’aucun élément n’invitait à ressentir la plénitude qui le comblait contre toute attente. Il dut prendre sur lui pour ne pas éclater en sanglots. Afin de donner le change, il lut au hasard et sur le vif un proverbe.
« Le sorcier oublie toujours, les parents de la victime n’oublient jamais. »
La sentence agit sur lui comme une révélation dont il ne parvenait pas à déchiffrer l’ampleur et la vérité. Bouleversé, il reflua vers le bureau en essayant de songer à autre chose.

Le Chamois, Clairlieu, 22 heures 30.

En arrivant devant sa discothèque, Alain tomba sur Pelletier. Tout à son affaire, celui-ci contrôlait les ultimes détails avec le chef de la sécurité. Une semaine que lui et son équipe travaillaient d’arrache-pied pour que le Nouvel An soit le clou du spectacle ! En comparaison, Alain faisait de la figuration.
Pelletier : – Ah ! Monsieur Alain, je pensais justement à vous… Vous avez fait bon voyage ?
Alain : – On ne peut mieux ! Je suis bien aise d’être de retour à l’heure !
Pelletier : – Votre ami a-t-il retrouvé des couleurs ?
Alain : – Il avait surtout besoin qu’on lui remonte le moral !
Pelletier : – Je vois… Et vous-même ? Remis de votre gastro-entérite ?
Alain : – Faisons comme si de rien n’était… »
Bizarrement, loin de l’affecter, les derniers et spectaculaires rebondissements l’avaient ragaillardi. L’impression de participer à une aventure palpitante le sortait de son ennui quotidien, de son sentiment de vivre une existence terriblement banale et routinière. Désormais il avait un but, qui plus est secret. Il descendit les escaliers. Ils n’étaient encore déserts que pour quelques heures. Sa situation, même compromise, l’indifférait. Peut-être s’appuyait-il sur le sentiment que tout cela n’était dans le fond qu’une comédie.
Dans la salle, les bouteilles de champagne aux noms rutilants attendaient leurs riches propriétaires dans des paniers sertis d’argent, de grands magnums à deux mille euros pièce qui scintillaient comme des rubis précieux. On aurait juré la réplique kitsch de la caverne d’Ali Baba. Le luxe était oppressant, à l’image de certaines églises surchargées de rococo. Rasséréné par le poids de cette opulence, Alain se lança dans l’inspection des loges et du bar. Rien à dire, les serveuses et les accessoires étaient à leur place !
Alain : – Mes félicitations, Jean-C ! Vous tutoyez plus que jamais la perfection !
Pelletier : – Permettez que je vous soumette mon innovation marketing : j’ai fait importer une bière de Russie, fermentée avec de la vodka.
Alain : – Quel est son nom ?
Pelletier : – Elle se nomme Dubriska !
Alain : – Il s’agit d’un soda alcoolisé ?
Pelletier : – La gent féminine raffolera de son goût pétillant et sucré !
Alain : – A combien la vendez-vous ?
Pelletier : – Dix euros. La rareté justifie le prix ! »
Alain avisa une Black à l’air décidé qui officiait dans la pénombre de la cabine de DJ.
Alain : – Qu’est-ce que cette Noire fabrique à la place du disc-jockey ?
Pelletier : – Elle officie précisément aux manettes...
Alain : – Une gonzesse DJ ?
Pelletier : – C’est bien ça…
Alain : – Mais c’est une femme ! »
Pelletier ne put retenir une pointe d’agacement.
Pelletier : – Ecoutez, sa venue m’a pris un temps considérable. Rendez-vous compte, j’ai signé le disc-jockey le plus coté de la place parisienne ! Maintenant je peux vous le dire, j’ai sué sang et eau pour la faire venir ! Elle est inabordable et son comportement est celui d’une diva ! Mais quel talent ! Vous m’en direz des nouvelles !
Alain : – Une femme DJ ?
Pelletier : – Eh oui, que voulez-vous, les temps changent… »
Son désir aussi ! De plus en plus sensible aux charmes des silhouettes exotiques, il dut convenir que le front mutin, les nattes abondantes et le reflet d’ébène de la jeune femme n’étaient pas pour lui répugner. Malgré ses velléités, il n’oublia pas sa règle d’or : ne jamais confondre sexe et travail. De toute manière, il était bien trop snob pour frayer avec une vulgaire employée.
Pelletier : – Je crois que le moment d’annoncer les primes est venu… A présent que vous voilà revenu, nous ne pouvons plus tarder, les employés n’attendent que ça pour donner leur pleine mesure ! »
Il se fit patelin.
« Les gamins vont vous réserver une de ces fêtes… »
Il faisait mention des saisonniers qu’il choisissait pour leur plastique affriolante. Ceux-ci ne manquèrent pas de le gratifier comme de juste d’un déluge d’ovations avant l’heure.
« Vive monsieur Alain !
– Quelle générosité !
– Trop cool, la prime ! Vive la fiesta de fin d’année !
– Le Chamois, ça, c’est une boîte qui déchire !
– J’y crois même pas !
– Attends la chouille qu’on va se taper !
– Les teillebous, plus besoin de savoir comment on se les paye !
– Moi, je les vide !
– Occupe-toi déjà de ton comptoir, on en reparlera après ! »
Cette popularité intéressée dérida un instant Alain. Avec de la coke et du whisky, il tiendrait le coup. Ne tenant plus en place, il planta Pelletier en arguant de motifs professionnels.
« Je monte ! Si on me demande, faites comprendre que je ne suis pas disponible ! La finalisation d’importantes transactions retient l’essentiel de mon agenda. Bien entendu, faites-moi tout de même prévenir ! On ne sait jamais…
Pelletier : – Pas de souci, j’ouvre l’œil ! »

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