lundi 23 février 2009

14 décembre 199*.

Belleville, capitale du Dahomey, 17 heures 02.

Bonaventure-Désiré : – Quand monsieur Cardetti fulmine avec la fureur, il faut ménager son humeur ! »
Tapie derrière la lourde portière de la Mercedes, la petite bonne de la maison venait de rapporter au chauffeur la soufflante que lui avait administrée le Patron pour un oubli des plus dérisoires.
Bonaventure-Désiré : – Il faut pardonner la mauvaise colère ! Dieu est miséricordieux ! »
Son prêche impromptu s’interrompit net devant l’arrivée de son maître.
Bonaventure-Désiré : – Doucement : le Patron déboule ! »
Terrorisée, la petite déguerpit. Les yeux éplorés, l’air grincheux, un quinquagénaire chauve déboula, méchante casquette vissée sur une tête ronde assortie tant bien que mal au complet crème. Qui aurait parié que cette silhouette anodine cachait l’homme le plus puissant de Belleville ? Il ne transpirait pas la bonne humeur.
Cardetti : – Bonaventure ! Je vous ai déjà dit mille fois de ne sortir la voiture qu’à mon arrivée ! Avez-vous oublié les agressions en pleine journée de ces dernières semaines ?
Bonaventure-Désiré : – Pardon, Patron ! Je ne savais pas que nous attendrions… »
Cardetti le fusilla du regard.
« Un conseil, au passage : les doléances de la bonne sont étrangères à votre rayon ! Votre paie de ministre n’est pas destinée à fomenter des complots dans mon dos !
Bonaventure-Désiré : – Dieu me soit témoin, c’était charité chrétienne… »
Ils démarrèrent.
Une convocation de la Grande-Loge… Ce fumier de Chanfilly ne doute de rien ! Par la voie diplomatique, en plus ! Avec les histoires autour de la CREP en ce moment… A moins que… Le réseau Antonioli serait-il impliqué dans les magouilles ?
Bonaventure-Désiré opina du chef. La bonne ne s’était pas fourvoyée. Quelque chose clochait dans la conduite du Patron. D’ordinaire, il traitait ses domestiques avec une affectation pateline et paternaliste. Cette fois, sa conversation se bornait à des directives bourrues.
« Au Belvédère ! »
La voiture stoppa sa course devant le bar de Belleville prisé pour sa fraîcheur. Le soir, une faune friquée et fêtarde investissait le sous-sol, ravie d’échapper aux rigueurs tropicales de la journée.
Cardetti : – Ne m’attendez pas, je vous préviendrai pour le retour ! »
Bonaventure-Désiré acquiesça. Même directif, le ton du Patron s’était heureusement radouci. Il n’eut pas le temps d’évaluer les variations cyclothymiques de sa courbe d’humeur que son patron était descendu. Devant l’entrée, un maigre signe de tête avec le portier suffit à Cardetti avant d’emprunter l’escalier tortueux qui menait au comptoir. Par peur d’être repéré, il ne s’attarda pas. Il n’en aurait pas eu le temps. Toni, l’ami d’enfance propulsé aux commandes, accourut aux nouvelles.
« Un quart d’heure que le type poirote au salon ! Je l’ai fait patienter avec des noix de cajou… Tu veux que j’envoie les rafraîchissements ? »
Un grossiste en fripes ? Si c’est pour son business que la Grande-Loge me fait déplacer, ça va barder ! A moins que ce soit une taupe…
Avec les Français, il fallait s’attendre à tout ! Depuis que le zélé Balthazar faisait des siennes… Un brin parano, il suspecta même un coup de Trafalgar de la DST. En apercevant Cardetti, l’homme, confortablement installé dans un des fauteuils cossus du salon, un attaché-case prostré à ses pieds, se leva prestement.
« Monsieur Cardetti ?
Cardetti : – Lui-même !
Vernant : – Philippe Vernant, Textile Développement.
Cardetti : – Fripier, hein ?
Vernant : – Premier sous-traitant de la région parisienne !
Cardetti : – La visite des grossistes de Belleville est déjà programmée pour demain ! Quand ils sauront qui vous recommande, vos clients vous signeront à tour de bras les contrats d’import, vous pouvez me faire confiance ! »
Vernant se rassit en reluquant ses souliers.
Cardetti : – Le Colonel ne vous a pas envoyé pour nous entretenir de fripes…
Vernant : – Le bateau coule…
Cardetti : – Comme si je n’étais pas au courant ! Belleville est à portée de main de Paris, que je sache… Rassurez-moi : vous n’avez pas effectué le déplacement pour m’annoncer une telle chiquenaude ?
Vernant : – L’essentiel est ailleurs : d’Harcourt rêve de se payer Antonioli.
Cardetti : – Antonioli ? Si je m’étais douté que les investigations du juge Balthazar aboutiraient à une annonce aussi explosive ! Je suis navré, mais… En quoi ces problèmes me concernent-ils ?
Vernant : – Balthazar est tombé sur le dossier de l’Angola.
Cardetti : – Si ce n’est que ça… Jamais votre juge ne me remontera ! Ce n’est pas à un vieux bonobo qu’on apprend à faire des grimaces ! »
Il s’esclaffa grassement de sa plaisanterie.
Vernant : – Les inquiétudes portent sur l’autre volet de la transaction, menée avec Dos Santos…
Cardetti : – Je n’étais même pas au courant de leur existence, c’est vous dire !
Vernant : – Nous cloisonnons toujours les dossiers !
Cardetti : – Sage précaution, sans laquelle jamais je n’aurais coopéré à vos salmigondis !
Vernant : – Lyotard ne s’en sortira pas indemne ! »
Cette fois, Cardetti accusa le coup.
Vernant : – Le nouveau PDG de la CREP avait pour consigne de balancer aux premières bourrasques. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas désobéi aux ordres : le temps d’une garde à vue aura suffi ! »
Il marqua une pause. Les noix de cajou locales exhalaient un subtil arrière-goût de grillade dénuée de sel.
Vernant : – Aujourd’hui, personne ne contrôle personne. »
Il se resservit avec une moue de gourmet.
« Vraiment délicieuses ! Production locale ?
Cardetti : – Tout à fait !
Vernant : – Voyez-vous, en France, la salaison tue le goût de la cajou. Je me demande si je ne vais pas me faire expédier quelques kilos par un grossiste…
Cardetti : – Monsieur Vernant, vous ne vous êtes tout de même pas déplacé pour m’entretenir de cacahuètes ? »
Devant son exaspération, le grossiste retrouva une contenance.
Vernant : – Lyotard s’occupait de votre commission…
Cardetti : – Si ce n’est que ça, adressez-moi directement la transaction ! Je vous communiquerai sous peu un numéro de compte et le tour sera joué !
Vernant : – Vous n’y êtes pas ! Sans Lyotard, les dix millions ne pourront être blanchis… »
Les yeux de Cardetti se révulsèrent.
« Vous vous foutez de moi ?
Vernant : – Pas le moins du monde : le juge a bloqué les transactions du CFD. »
Pour tempérer sa rage froide, Cardetti dévala une copieuse lampée de pastis.
« Ce qui est dû est dû ! »
Il s’ébroua en mimant les prémisses de spasmes convulsifs. Vernant crut l’espace d’un instant à une crise d’épilepsie. En réalité, des causes mercantiles expliquaient sa poussée d’hystérie. Habitué à placer ses commissions avant de les toucher, il avait investi les dix millions dans un complexe touristique au Kenya. Un projet pharaonique dans lequel ses associés, tous soudanais, ne toléreraient pas de revirement.
Vernant : – Personne n’a prétendu que vous ne seriez pas rétribué…
Cardetti : – Dans ce cas, où est le problème ?
Vernant : – Nous sommes en quête d’un nouveau blanchisseur…
Cardetti : – Vous n’êtes pas foutus de me payer et vous me proposez un blanchisseur ? Quelle est cette histoire frelatée, à la fin ?
Vernant : – Il reste une ouverture : seules les transactions du CFD vers l’étranger sont bloquées…
Cardetti : – Les dix millions ont atterri au CFD ?
Vernant : – Nous sommes une organisation puissante !
Cardetti : – Je vais vous dire ce que vous êtes : des nains aux pieds d’argile ! A la première bourrasque, votre belle vitrine s’effondre ! L’Afrique est devenue trop complexe pour vous !
Vernant : – Le seul moyen de vous rétribuer passe désormais par la France !
Cardetti : – Laissez-moi rire, je rêve ? Vous n’y êtes pas du tout, mon bon monsieur ! Transmettez : Cardetti refuse toute proposition ! Il se débrouillera toujours mieux seul – avec l’aide de Dieu ! »
Conforté par sa réaction d’orgueil, Vernant revint à la charge.
« Rosa Klaam a été pressentie…
Cardetti : – Dans quelle langue faut-il vous le dire ? Votre offre ne m’intéresse pas ! Loup solitaire je suis, loup solitaire je resterai ! »
Se drapant dans sa superbe, il s’apprêtait à congédier Vernant comme un malpropre quand une alternative germa dans son esprit.
« Pour quelle raison Klaam prend-elle rendez-vous ?
Vernant : – Je serais bien en peine de vous l’expliquer. Je ne suis qu’un humble émissaire de la Grande-Loge…
Cardetti : – Eh bien, vous jouerez votre rôle jusqu’au bout ! Klaam comptait me rencontrer ? Elle me rencontrera ! Mais à mes conditions : comme courroie de transmission pour ma commission ! »
Pour faire bonne figure, Vernant fit mine d’insister lourdement, mais Cardetti le coupa.
« N’insistez pas : ma décision est irrévocable ! »
Il se leva pour signifier la fin de l’entretien.
« Un collaborateur vous accompagnera dans votre tournée !
Vernant : – Votre générosité…
Cardetti : – Tant qu’on peut se rendre service, vous savez… »
S’il se montrait soudain si conciliant, c’est qu’il détenait un fer au fourneau. Un de ses lieutenants sur la Côte d’Azur, Roland Pardo, était susceptible de lui fournir le blanchisseur tant convoité. Dans ce cadre, la venue de Klaam était propice à un règlement rapide et définitif. Fidèle à son principe d’entraider ses compatriotes (entendre : exclusivement les natifs de la province d’Ajaccio) pour mieux les utiliser par la suite au gré de ses intrigues, Cardetti l’avait tiré des griffes de la Justice au moment où il se trouvait sous la menace d’une incarcération. Depuis, Pardo n’avait plus été inquiété. En échange, Cardetti le sollicitait de temps à autre pour des besognes de seconde zone. Ainsi lui avait-il sous-traité avec succès la livraison des call-girls au Maréchal-Président Sekotou lors d’une visite officielle en France.
Pardo était un habitué du centre-de-thalassothérapie-pour-touristes-snobs que Cardetti avait ouvert à Belleville (raison fondamentale de sa présence : serrer un maximum de putes en boîtes). Lors de sa dernière descente, cet habitué des arrière-salles de casinos s’était vanté, avec sa discrétion habituelle, d’avoir réalisé au poker une arnaque phénoménale. Cardetti n’éprouvait guère de considération pour la mythomanie proverbiale de ce hâbleur intarissable. Son passé mouvementé de footballeur, puis d’entraîneur de haut niveau, ses frasques médiatico-judiciaires plaidaient en sa défaveur. Malgré ses réticences, Pardo était sa meilleure alternative. Sitôt l’invitation reçue, il sauta dans le premier avion, ravi de rejoindre tous frais payés la réplique exotique et décadente de l’exubérante Marseille – le luxe, les bidonvilles et les pépètes en plus ! S’il avait subodoré le coup de Trafalgar qui l’y attendait, nul doute qu’il se serait décommandé !

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