lundi 23 février 2009

Première partie

A Claude.

10 décembre 199*.


TGV Bâle-Paris, 16 heures 37.

Rosa Klaam consulta sa montre. Encore trois quarts d’heure ? A force de filer avec la régularité accablante d’une horloge, le train avait fini par estomper l’implacable dérobade du temps. Pour résister à l’appel oppressant de la sieste, Klaam parcourait un rapport de la Commission de l’ONU dénonçant la traite humaine dans le monde. Ses traits graves, guindés, qui témoignaient de son sérieux irréprochable, exprimaient pour l’observateur perspicace son impatience du moment. Pas le vulgaire empressement à quitter le train ou satisfaire un impératif de second ordre ! Elle avait rendez-vous au Verseau avec le colonel Chanfilly. Elle tressaillit. L’appel ne tombait pas seulement du Ciel ! Il l’affranchissait de sa solitude lénifiante. Heureuse surprise ou hasard mutin – il émanait justement du Colonel.
Chanfilly : – Vous trouvez-vous dans le train ?
Klaam : – Plus que jamais prête à vous rejoindre !
Chanfilly : – L’ordre du jour est bouleversé…
Klaam : – Quel en est l’imprévu ?
Chanfilly : – Vous ne lisez donc pas la presse ?
Klaam : – Pour mon aise, le moins possible !
Chanfilly : – Vous avez tort ! L’Aurore nous fait les honneurs de son reportage mensuel en pages intérieures…
Klaam : – Disons que leur prose de gauchistes bien-pensants m’est à jamais étrangère !
Chanfilly : – Croyez-vous que j’accorde la moindre attention à leur style moraliste et édifiant ? Je fais référence à l’édition d’hier ! Pour une fois, vous dérogerez à votre censure avisée – autant vous prévenir d’entrée que le contenu de l’article téléchargé est coton…
Klaam : – Le temps d’en prendre connaissance, et la primeur de mes impressions…
Chanfilly : – Ce sera inutile ! Je me rends sans perdre une minute à la cellule de crise que Marchal a convoquée ! »
Elle raccrocha, perplexe. En proie à d’étranges fantasmagories, elle s’expliquait mal par quelle aberration elle en était venue à concevoir Chanfilly suspendu au-dessus d’un grill incandescent. La lecture du titre ne fit que confirmer ses prémonitions alarmistes.

« Le plus grand scandale de la Cinquième République ? »

Le sous-titre en pleine page n’était pas pour la réconforter :

« La chute du plus secret des services français. »

Oscillant entre incrédulité et incompréhension, elle essaya de repousser la sarabande des questions qui l’envahissaient. Etait-il envisageable que le RM soit visé à la tête ? Elle se reprit. Le meilleur moyen d’en avoir le cœur net était encore de prendre connaissance au plus vite de l’article.

« Pour le grand public, la Compagnie de Raffinage et d’Exploitation Pétrolière représente l’emblème du grand capitalisme d’Etat, une exception à la française dont les plus hauts sommets de l’Etat s’enorgueillissent sans vergogne. Cette fierté sera-t-elle toujours de bon aloi d’ici peu ? La question mérite d’être posée. Selon nos sources, un scandale sans précédent menace d’éclabousser les coulisses de cet état dans l’Etat. Les plus hautes personnalités de la politique et de la finance s’y trouveraient impliquées. Contrairement à ce que ses campagnes publicitaires ressassent avec délice, la CREP se situerait aux antipodes du vertueux conglomérat pétrolier dont elle cisèle l’image. Les suspicions sur ses pratiques bruissent avec insistance dans les milieux bien informés. Son chiffre d’affaires, dix milliards d’euros¹ pour le dernier exercice, provient-il uniquement de ses activités de raffinage, dont la majeure partie s’effectue en Afrique francophone ? La CREP n’a jamais fait mystère de l’exclusivité des contrats d’exploitation que lui assuraient ses liens privilégiés avec les anciennes colonies. Pourtant, selon nos informations, les investigations du célèbre juge Balthazar risquent de mettre le feu à une poudrière dont on peine à estimer l’ampleur des ramifications secrètes. Selon l’enquête, la CREP servirait de façade pour ce que l’association franco-africaine de lutte contre les impérialismes Oxygène a baptisé la Françafrique en référence aux dérives mafieuses de certaines officines franco-africaines. Si cette nouvelle se confirmait, nul doute que la politique internationale de la France se trouverait singulièrement en porte-à-faux par rapport aux principes universels dont elle se réclame en tant que porte-parole attitré. Comment souffrir que la Patrie des Droits de l’Homme autoproclamée se livre à des opérations indignes d’une république bananière ? ¹ Ce qui en fait la première multinationale française.

Sur le coup, la boule qui transperça son estomac contraignit Klaam à suspendre sa lecture. Chanfilly était loin d’avoir exagéré : le reportage recelait même des allures macabres de Jugement Dernier ! Elle reprit, trop consternée pour poser le quotidien.

Qu’est-ce que la Françafrique ?

A l’heure actuelle, les recoupements opérés par le juge Balthazar révéleraient que les réseaux fédérés autour de la CREP bénéficient autant du soutien des élites africaines que de complicités au plus haut niveau de l’Etat français. Les soupçons de Balthazar s’orienteraient vers le rôle de plaque tournante du blanchiment joué par la CREP. Au terme de ces révélations, le lecteur n’est pas au bout de ses surprises : le Renseignement Militaire serait cité à plusieurs reprises comme le carrefour incontournable des officines de l’armement. Aux yeux du plus grand nombre, les abréviations "RM" conservent jalousement leur halo de mystère. Son patron, le très discret colonel Chanfilly, ne s’en montre pas peu fier. Comme le remarque un spécialiste de longue date des services secrets, « cette discrétion représente encore la meilleure marque de sa réussite ». Loin de l’image d’Epinal, qui fait la part belle à la DST ou au SDECE, le RM s’impose comme le fleuron des services secrets français. La raison de cette prééminence jalousement gardée secrète ? La tutelle du ministère de la Défense lui assure, de fait, la protection du Président de la République. Selon nos informations, le scandale de la CREP entraînerait le RM sur le devant de la scène.

Cette fois, le teint de Klaam vira au saumâtre. Elle se trouvait confrontée à l’inconcevable : pour qu’un journaliste se sente autorisé à sortir des informations que nul reporter, fût-il le plus téméraire, ne s’était risqué à relayer, sans craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa carrière, il était soutenu en haut lieu ! Elle acheva sa lecture.

Ce n’est pas seulement le parcours sans tache de Chanfilly qui se trouve menacé. Dans les couloirs du Parquet de Paris, les rumeurs les plus folles se répandent avec la célérité d’une traînée de poudre. Plusieurs hommes d’affaires seraient sur le point d’être placés en examen. Le nom du Préfet des Hauts-de-Seine, Jean-Pierre Marchal, revenait avec insistance dans les conversations. Info ou intox ? Certaines voix laissent entendre que Balthazar commence par s’attaquer à son plus proche collaborateur pour mieux se payer la tête d’Antonioli en personne. Dans l’entourage de l’ancien ministre et actuel sénateur des Hauts-de-Seine, on certifie attendre « avec sérénité » les conclusions de l’enquête. L’avocat d’Antonioli, le très médiatique Gilles Collot, a ironisé sur les méthodes du juge, suggérant que le magistrat cherchait à accrocher à son tableau de chasse « un homme dont l’intégrité au-dessus de tout soupçon était louée au sein même des capitales africaines ». Quoi qu’il en soit, des voix s’élèvent déjà pour réclamer une enquête parlementaire impartiale sur le rôle exact du RM au sein de la République. A l’Elysée, l’entourage du Président est monté au créneau pour rappeler que le Renseignement, en l’état actuel de l’instruction, ne faisait l’objet d’aucune démarche judiciaire. Pour l’instant, le juge Balthazar se refuse à tout commentaire. Nul doute cependant qu’on devrait en apprendre davantage dans les prochains jours. Pour certains, il s’agirait même d’une affaire d’heures. »
Klaam serra les dents. Son intuition la trompait rarement. Une époque s’effondrait. Depuis sa rencontre avec le Colonel, à la fin des années soixante-dix, l’univers dans lequel elle se mouvait, celui dont elle avait adopté les codes implacables, se situait au-dessus des lois. A présent que les faits se chargeaient de lui renvoyer à la figure des relents de fin de régime, elle peinait à en accepter les augures. De mauvaise grâce, elle soupira. Cette investigation journalistique surfait sur la vague consumériste de l’actualité !
Initialement, son entrevue avec le Colonel était censée couronner vingt années de collaboration fructueuse. Vingt ans d’osmose, quelque chose comme des noces d’argent durant lesquelles cette brillante avocate avait troqué le quotidien réglé comme du papier à lettre de son cabinet d’affaires bâlois pour la fonction risquée de conseillère juridique de Chanfilly au RM. Une charge en or, où elle avait plus appris sur le réel qu’en dix vies répertoriées dans les prétoires balisés du parquet de Bâle.
Au départ, Chanfilly travaillait en sous-main pour le compte d’un puissant lobby anticommuniste affilié aux cercles de l’OTAN. Un projet ultra confidentiel au nom de code transparent : la loge Atlante. Sa mission : saper l’influence communiste en Afrique francophone. Les moyens étaient illimités, tous les coups permis : assassinats, chantages, guerres tribales… Pendant que Chanfilly ratissait de long en large le théâtre de ses opérations louches, Klaam fomentait les complots. Le renard et l’araignée – une organisation d’autant plus imparable qu’un troisième larron parachevait la fine équipe : Eichmann le Suisse, le Redoutable, la Hyène. A son évocation, un maigre sourire de dérision s’écrasa sur le visage de Klaam.
Celui qui incarnait pour le grand public l’industriel-de-génie-parti-de-rien-pour-fonder-le-premier-groupe-agro-alimentaire-européen se révélait en sous-main un redoutable imposteur ! Quelle aurait été la réaction de la vox populi en apprenant que cette icône des médias people devait sa fortune à ses anciennes prérogatives de banquier d’Atlante ? Grâce aux milliards collectés au gré des opérations, celui que l’on dépeignait comme un séducteur affable et un fêtard invétéré s’était relancé sans peine dans l’industrie agro-alimentaire après le délitement du communisme.
La chute du Mur avait sonné le glas de la mission historique d’Atlante. Face à ce coup du sort, Chanfilly s’était débattu entre plusieurs pistes. Comment redéployer la loge ? Quelle reconversion s’avérerait la plus pertinente ? Cette hydre rôdée à la corruption trouverait-elle preneur sur le marché des affairistes ? Rompant avec ces atermoiements interminables, Antonioli avait adressé le genre de proposition qu’on ne refuse pas : une Offre Politique d’Achat en bonne et due forme. Après avoir fédéré les plus influents réseaux gaullistes des indépendances africaines, Antonioli ambitionnait de régenter les trafics, en particulier l’armement de l’Afrique francophone. L’Ancien Monde se trouvait figé dans ses codes immuables. Dans le Nouveau, tous les coups étaient permis, pourvu qu’on s’abritât derrière les grands idéaux du Progrès Démocratique.
Klaam ricana de cruauté : et dire qu’Antonioli jouissait en France d’une popularité inattaquable parmi les nostalgiques de la Vieille France ! Que l’opinion le prenait pour le champion de la lutte contre la corruption et le héros des Valeurs Républicaines ! Antonioli le preux, Antonioli le pur… Qui aurait pressenti, parmi ses plus fervents partisans, ceux qui l’acclamaient sans retenue lors de ses meetings, que le Justicier Masqué, Preux-Chevalier-Sans-Reproche, s’était lancé en politique à la fin des années soixante-dix pour mieux influer sur les rênes africaines de ses turpitudes ? Que sa mue stratégique lui avait permis d’engranger des milliards de dollars ? Que les ramifications internationales de ses circuits s’amarraient à deux officines fumeuses, l’une lobby fort peu vertueux et maçonnique – la Grande-Loge ; l’autre, outil de financement des opérations de cession d’armes et de corruptions diverses – le Comptoir Financier pour le Développement ?
Klaam appartenait au cercle des rares initiés en mesure de détailler les méandres d’une organisation capable d’intervenir simultanément dans l’antichambre de l’Elysée et l’antre somptueuse d’une capitale africaine. Si d’aventure il lui avait pris fantaisie de lancer en pâture ses secrets d’alcôve, son lectorat aurait appris, ébahi, que les tyrans d’Afrique francophone recevaient le capitaine Marchal, ancien premier couteau du SDECE et âme damnée d’Antonioli, avec tous les égards dévolus au premier ministre en exercice d’une République de l’ombre.
« Mesdames et Messieurs, le train en provenance de Bâle entrera en gare de Paris-Est d’ici cinq minutes. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage et vous souhaitons un plaisant séjour… »
Klaam ne cacha pas sa préoccupation. L’état de santé d’Antonioli était-il l’explication aux révélations fracassantes de l’Aurore ? Le vieux chef était en effet rongé depuis des années par le cancer. En guise d’ultime honneur, de ceux déjà posthumes que l’on réserve aux moribonds, le Président de la République avait imposé sa candidature à la présidence du Sénat. Avait-elle représenté l’honneur de trop ?
En tout cas, troublante coïncidence, Antonioli se trouvait exposé sous les feux de la rampe au moment où il réunissait ses dernières forces pour établir son réseau dans la modernité. Les ventes d’armes étaient devenues une activité trop exposée pour ne pas encourir de sérieuses menaces. La survie du réseau impliquait un redéploiement stratégique. Il pourrait ensuite partir en paix.
Durant cette période d’agitation, où la globalisation financière rendait les échanges de plus en plus complexes, Karpak, l’ancien-dignitaire-du-KGB-devenu-par-enchantement-oligarque, offrit à Antonioli la reconversion tant espérée. Bien que la prostitution occupât dans son conglomérat une place mineure en regard du pétrole ou du gaz, Karpak avait moissonné les milliards en parrainant certains des réseaux à l’origine des hordes de beautés slaves parquées sur les trottoirs occidentaux. L’idée, simple comme le souffle du génie, s’était révélée éclatante de succès : casser les prix pour exciter la demande. L’Ouest n’avait qu’à bien se tenir.
Pour endiguer la lassitude du Marché, accablé d’arrivages de nymphes toutes plus affriolantes les unes que les autres, Karpak comptait relancer la machine grâce à un concept au slogan dévastateur : « Après les Slaves, les Blacks ». Son plan était rôdé. Le recrutement s’ordonnerait à partir du port de Belleville. La capitale du Dahomey aiguillerait ensuite vers l’Europe les Nigérianes et autres Sierra Léonaises fuyant la pauvreté et la guerre. Qui mieux que le réseau Antonioli était indiqué pour édifier ces filières ?
Restait à débaucher le coordinateur de ce juteux marché. L’as du blanchiment invisible. Le champion de la corruption. Le virtuose des montages financiers. Un tel profil ne courait pas les rues. Cardetti s’imposa sans tarder comme la nécessité incontournable. Installé au Dahomey, ce natif d’Ajaccio, mieux qu’une pointure de la délinquance financière, représentait la garantie de la discrétion absolue. La preuve ? Les cartels anglo-saxons de l’armement se l’arrachaient ! Comme pour un sportif vedette, son transfert avait un prix. Karpak l’avait fixé à cinquante millions de dollars. A ce tarif, qui aurait refusé de lever des esclaves ? Chargé des négociations, le Colonel n’avait pas tergiversé quant à l’émissaire qu’il dépêcherait sur Belleville : ce serait Klaam. La pression s’avérait considérable : au vu des enjeux, personne ne passerait le moindre échec.

Motel Le Verseau, Paris, 18 heures 04.

C’est sûr, les filles vont tirer une des ces tronches… Désolé, les chéries, à cette heure, c’est une question de vie ou de mort ! Je hais les juges et je me boufferais bien une bonne choucroute !
Pour le Colonel, ce n’était pas les raisons objectives de pester qui manquaient. Les dernières heures l’avaient contraint à revenir sur un agenda familial chargé en réjouissances : l’aînée attendait son premier petit-fils pour décembre ; la seconde se fiançait en juin. Pourtant, chez lui, l’habitude de manquer les fêtes de fin d’année était une habitude consommée. Même son absence pour la naissance de son petit-fils se trouverait justifiée d’avance par ses responsabilités. Sa famille était persuadée que ce fervent nationaliste sacrifiait sa vie au service des intérêts supérieurs de l’Etat.
Si, en ce moment, à des millions de miles de ses idéaux de plénitude, il en était à ronger son frein dans la chambre d’un motel miteux, ce n’était nullement pour passer son blues sur la peau cathartique d’une professionnelle. Ses rodomontades rogues n’y changeraient rien. Fauteuil élimé, mur hagard et blafard, il suintait l’angoisse. Une brise de mélancolie affleura à l’amorce de ses yeux jais, que les morsures du temps n’avaient pas élimés tout à fait. Les bons vieux rendez-vous au bordel avec Klaam appartiendraient-ils sous peu à l’ordre révolu de la nostalgie ? Peut-être même résonnaient-ils déjà comme les sombres présages annonciateurs de la case prison… La prison ? Quelle plaisanterie ! Plutôt une balle que le déshonneur ! La raison bornée des juges n’aurait pas raison de sa vérité !
Par la faute, bien involontaire, de l’enquête, le cas Cardetti devenait chaud bouillant. Il remua d’impuissance sa jambe engourdie. Dans les tréfonds de son corps balayé par des soubresauts nerveux, plus que sa vie, il jouait sa liberté. De rage, il se défoula sur l’accoudoir. Bon sang ! Un grain de sable évaporerait-il ses châteaux espagnols ? Que leur expliquerait-il, à ces puissants que le pouvoir rendait impitoyables ? Discutait-on d’ailleurs avec ce genre d’individus ? Il entrevit les amorces du destin qui l’attendait en cas d’échec. Antonioli le lâcherait à regret. Les bons serviteurs ne courent pas les rues. Il servirait alors de bouc émissaire à la rage de Karpak et d’os à ronger pour ce chien de Balthazar…
Les tempes ruisselantes, trois coups secs frappés au mauvais similicuir de la porte calfeutrée le tirèrent de son cauchemar diurne. Poussif, il se leva. Mise soignée et chignon affecté, une femme d’âge mûr entra. Sous la réverbération de la lumière tamisée par la vitre, son teint diaphane accentuait encore l’allure glaciale et impitoyable de sa silhouette.
Chanfilly : – Installez-vous, Rosa ! »
Il lui laissa le fauteuil et s’assit sur le lit. Pour la première fois probablement, cette chambre n’accueillerait pas les ébats adultérins ou les services d’une prostituée.
Klaam : – Diable ! Vous semblez abattu… »
Sa diction châtiée confinait à l’affectation.
Chanfilly : – Abattu ? Je trouve le terme bien faible… Nous nous débattons dans un vrai merdier, oui ! »
Il souffla.
Chanfilly : – Lyotard sera inculpé la semaine prochaine… »
C’était donc ça, la cellule de crise ! Klaam en resta bouché bée.
Chanfilly : – Un coup d’Harcourt !
Klaam : – Je savais que cet arriviste manifestait de la réticence à cautionner l’investiture d’Antonioli, mais de là à sortir des luttes d’influence…
Chanfilly : – Depuis que d’Harcourt trône au quai d’Orsay, le Président est convaincu que l’impérialisme est nuisible à l’image des Droits de l’Homme. Quand il a imposé un de ses protégés à la tête de la CREP, le Président a laissé faire, pour être en phase avec l’opinion. Des fuites savamment orchestrées par la DST n’ont pas tardé à tuyauter Balthazar. Résultat : en moins de quarante-huit heures de garde à vue, le PDG de la CREP crachait le morceau !
Klaam : – Cette stratégie sert son ambition politique !
Chanfilly : – La succession d’Antonioli était promise à l’actuel ministre de l’Intérieur, Estrazy…
Klaam : – L’origine de nos maux n’est pas à chercher ailleurs… Ces frères ennemis se livrent une lutte à couteaux tirés pour la présidentielle… »
Elle fronça les sourcils.
« Je ne comprends pas… Comment diable Lyotard s’est-il laissé prendre ? Cet homme d’affaires n’est tout de même pas un bleu !
Chanfilly : – La suffisance… La suffisance – et la vanité ! Vous rappelez-vous du dossier angolais ?
Klaam : – Le Président Dos Santos comptait sur notre entremise pour mater la rébellion musulmane du Sud…
Chanfilly : – Deux cent millions de dollars ! L’un des plus importants marchés de ces dix dernières années ! Pour avoir négocié avec Dos Santos en personne, Lyotard s’est cru intouchable. Il n’a pas hésité à verser des pots-de-vin au nom du CFD… La sanction n’a pas traîné : les barbouzes de la DST nous ont retourné la bombe en pleine poire ! Grâce à ce sésame inespéré, Balthazar est remonté sans peine jusqu’à Lyotard !
Klaam : – La tutelle de la CREP, une fois de plus ! Notre appui en apparence le plus sûr constitue en réalité notre talon d’Achille. »
Chanfilly sourit avec tristesse.
« Dans cette affaire, ce n’est pas seulement Lyotard qui est touché…
Klaam : – Que voulez-vous dire ?
Chanfilly : – Pendant qu’il négociait avec Dos Santos, nous avions chargé Cardetti de traiter avec les rebelles du Sud pour armer les circuits islamistes… »
Cette fois, Klaam céda à la fébrilité.
« Ne me dites pas que Cardetti est lui aussi affecté par les investigations de Balthazar…
Chanfilly : – Grâce à Dieu, il ne s’est pas laissé aller aux mêmes errements de débutant que Lyotard ! Seulement, suite aux mandats délivrés par Balthazar, le CFD n’a plus droit à la moindre transaction…
Klaam : – La rétribution de Cardetti est compromise…
Chanfilly : – Une commission qui se montait à dix millions de dollars ! Le gel de cette somme est catastrophique pour notre stratégie !
Klaam : – En lui exposant le problème, nous n’aurions guère de peine à établir un compromis…
Chanfilly : – Vous n’y êtes pas ! Imaginez-vous Cardetti transiger sur ce qui lui est dû ? Avec ses relations dans la faune des services secrets, il nous balancerait à Balthazar sans l’once d’un remords !
Klaam : – Nous avions travaillé avec lui sur le dossier des call-girls du Président-Maréchal Sekotou ?
Chanfilly : – Le pire n’est pas là ! Cardetti est un tendre en comparaison de Karpak…
Klaam : – Je vous trouve bien défaitiste ! A ma connaissance, le CFD traite d’activités parfaitement honorables…
Chanfilly : – Les seules transactions autorisées sont cantonnées à l’espace national. Cardetti exige d’être payé à l’étranger !
Klaam : – Pourquoi écarter le débouché français ?
Chanfilly : – Un blanchisseur sur notre sol ?
Klaam : – Il y a la place pour passer, à condition que Cardetti n’apprenne pas les poursuites par les journaux ! En manœuvrant, il s’attellera aux rênes avant de s’en être rendu compte…
Chanfilly : – Comment réaliser cette gageure ?
Klaam : – Imposons-lui un blanchisseur et attendons que le poisson morde…
Chanfilly : – Vous pariez sur son sens de la contradiction ?
Klaam : – Avant de s’en être rendu compte, il aura abattu la besogne à notre place !
Chanfilly : – Décidément, je ne vous paie pas en vain, Rosa !
Klaam : – Je verrais bien Vernant pour le rencontrer…
Chanfilly : – Mon agent du RM ?
Klaam: – Sa société d’import-export en friperie représente une couverture idéale pour se déplacer discrètement en Afrique.
Chanfilly : – Et le Dahomey connaît un boom impressionnant dans le secteur du textile…
Klaam : – Reste à régler le problème du blanchisseur… »
14 décembre 199*.

Belleville, capitale du Dahomey, 17 heures 02.

Bonaventure-Désiré : – Quand monsieur Cardetti fulmine avec la fureur, il faut ménager son humeur ! »
Tapie derrière la lourde portière de la Mercedes, la petite bonne de la maison venait de rapporter au chauffeur la soufflante que lui avait administrée le Patron pour un oubli des plus dérisoires.
Bonaventure-Désiré : – Il faut pardonner la mauvaise colère ! Dieu est miséricordieux ! »
Son prêche impromptu s’interrompit net devant l’arrivée de son maître.
Bonaventure-Désiré : – Doucement : le Patron déboule ! »
Terrorisée, la petite déguerpit. Les yeux éplorés, l’air grincheux, un quinquagénaire chauve déboula, méchante casquette vissée sur une tête ronde assortie tant bien que mal au complet crème. Qui aurait parié que cette silhouette anodine cachait l’homme le plus puissant de Belleville ? Il ne transpirait pas la bonne humeur.
Cardetti : – Bonaventure ! Je vous ai déjà dit mille fois de ne sortir la voiture qu’à mon arrivée ! Avez-vous oublié les agressions en pleine journée de ces dernières semaines ?
Bonaventure-Désiré : – Pardon, Patron ! Je ne savais pas que nous attendrions… »
Cardetti le fusilla du regard.
« Un conseil, au passage : les doléances de la bonne sont étrangères à votre rayon ! Votre paie de ministre n’est pas destinée à fomenter des complots dans mon dos !
Bonaventure-Désiré : – Dieu me soit témoin, c’était charité chrétienne… »
Ils démarrèrent.
Une convocation de la Grande-Loge… Ce fumier de Chanfilly ne doute de rien ! Par la voie diplomatique, en plus ! Avec les histoires autour de la CREP en ce moment… A moins que… Le réseau Antonioli serait-il impliqué dans les magouilles ?
Bonaventure-Désiré opina du chef. La bonne ne s’était pas fourvoyée. Quelque chose clochait dans la conduite du Patron. D’ordinaire, il traitait ses domestiques avec une affectation pateline et paternaliste. Cette fois, sa conversation se bornait à des directives bourrues.
« Au Belvédère ! »
La voiture stoppa sa course devant le bar de Belleville prisé pour sa fraîcheur. Le soir, une faune friquée et fêtarde investissait le sous-sol, ravie d’échapper aux rigueurs tropicales de la journée.
Cardetti : – Ne m’attendez pas, je vous préviendrai pour le retour ! »
Bonaventure-Désiré acquiesça. Même directif, le ton du Patron s’était heureusement radouci. Il n’eut pas le temps d’évaluer les variations cyclothymiques de sa courbe d’humeur que son patron était descendu. Devant l’entrée, un maigre signe de tête avec le portier suffit à Cardetti avant d’emprunter l’escalier tortueux qui menait au comptoir. Par peur d’être repéré, il ne s’attarda pas. Il n’en aurait pas eu le temps. Toni, l’ami d’enfance propulsé aux commandes, accourut aux nouvelles.
« Un quart d’heure que le type poirote au salon ! Je l’ai fait patienter avec des noix de cajou… Tu veux que j’envoie les rafraîchissements ? »
Un grossiste en fripes ? Si c’est pour son business que la Grande-Loge me fait déplacer, ça va barder ! A moins que ce soit une taupe…
Avec les Français, il fallait s’attendre à tout ! Depuis que le zélé Balthazar faisait des siennes… Un brin parano, il suspecta même un coup de Trafalgar de la DST. En apercevant Cardetti, l’homme, confortablement installé dans un des fauteuils cossus du salon, un attaché-case prostré à ses pieds, se leva prestement.
« Monsieur Cardetti ?
Cardetti : – Lui-même !
Vernant : – Philippe Vernant, Textile Développement.
Cardetti : – Fripier, hein ?
Vernant : – Premier sous-traitant de la région parisienne !
Cardetti : – La visite des grossistes de Belleville est déjà programmée pour demain ! Quand ils sauront qui vous recommande, vos clients vous signeront à tour de bras les contrats d’import, vous pouvez me faire confiance ! »
Vernant se rassit en reluquant ses souliers.
Cardetti : – Le Colonel ne vous a pas envoyé pour nous entretenir de fripes…
Vernant : – Le bateau coule…
Cardetti : – Comme si je n’étais pas au courant ! Belleville est à portée de main de Paris, que je sache… Rassurez-moi : vous n’avez pas effectué le déplacement pour m’annoncer une telle chiquenaude ?
Vernant : – L’essentiel est ailleurs : d’Harcourt rêve de se payer Antonioli.
Cardetti : – Antonioli ? Si je m’étais douté que les investigations du juge Balthazar aboutiraient à une annonce aussi explosive ! Je suis navré, mais… En quoi ces problèmes me concernent-ils ?
Vernant : – Balthazar est tombé sur le dossier de l’Angola.
Cardetti : – Si ce n’est que ça… Jamais votre juge ne me remontera ! Ce n’est pas à un vieux bonobo qu’on apprend à faire des grimaces ! »
Il s’esclaffa grassement de sa plaisanterie.
Vernant : – Les inquiétudes portent sur l’autre volet de la transaction, menée avec Dos Santos…
Cardetti : – Je n’étais même pas au courant de leur existence, c’est vous dire !
Vernant : – Nous cloisonnons toujours les dossiers !
Cardetti : – Sage précaution, sans laquelle jamais je n’aurais coopéré à vos salmigondis !
Vernant : – Lyotard ne s’en sortira pas indemne ! »
Cette fois, Cardetti accusa le coup.
Vernant : – Le nouveau PDG de la CREP avait pour consigne de balancer aux premières bourrasques. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’a pas désobéi aux ordres : le temps d’une garde à vue aura suffi ! »
Il marqua une pause. Les noix de cajou locales exhalaient un subtil arrière-goût de grillade dénuée de sel.
Vernant : – Aujourd’hui, personne ne contrôle personne. »
Il se resservit avec une moue de gourmet.
« Vraiment délicieuses ! Production locale ?
Cardetti : – Tout à fait !
Vernant : – Voyez-vous, en France, la salaison tue le goût de la cajou. Je me demande si je ne vais pas me faire expédier quelques kilos par un grossiste…
Cardetti : – Monsieur Vernant, vous ne vous êtes tout de même pas déplacé pour m’entretenir de cacahuètes ? »
Devant son exaspération, le grossiste retrouva une contenance.
Vernant : – Lyotard s’occupait de votre commission…
Cardetti : – Si ce n’est que ça, adressez-moi directement la transaction ! Je vous communiquerai sous peu un numéro de compte et le tour sera joué !
Vernant : – Vous n’y êtes pas ! Sans Lyotard, les dix millions ne pourront être blanchis… »
Les yeux de Cardetti se révulsèrent.
« Vous vous foutez de moi ?
Vernant : – Pas le moins du monde : le juge a bloqué les transactions du CFD. »
Pour tempérer sa rage froide, Cardetti dévala une copieuse lampée de pastis.
« Ce qui est dû est dû ! »
Il s’ébroua en mimant les prémisses de spasmes convulsifs. Vernant crut l’espace d’un instant à une crise d’épilepsie. En réalité, des causes mercantiles expliquaient sa poussée d’hystérie. Habitué à placer ses commissions avant de les toucher, il avait investi les dix millions dans un complexe touristique au Kenya. Un projet pharaonique dans lequel ses associés, tous soudanais, ne toléreraient pas de revirement.
Vernant : – Personne n’a prétendu que vous ne seriez pas rétribué…
Cardetti : – Dans ce cas, où est le problème ?
Vernant : – Nous sommes en quête d’un nouveau blanchisseur…
Cardetti : – Vous n’êtes pas foutus de me payer et vous me proposez un blanchisseur ? Quelle est cette histoire frelatée, à la fin ?
Vernant : – Il reste une ouverture : seules les transactions du CFD vers l’étranger sont bloquées…
Cardetti : – Les dix millions ont atterri au CFD ?
Vernant : – Nous sommes une organisation puissante !
Cardetti : – Je vais vous dire ce que vous êtes : des nains aux pieds d’argile ! A la première bourrasque, votre belle vitrine s’effondre ! L’Afrique est devenue trop complexe pour vous !
Vernant : – Le seul moyen de vous rétribuer passe désormais par la France !
Cardetti : – Laissez-moi rire, je rêve ? Vous n’y êtes pas du tout, mon bon monsieur ! Transmettez : Cardetti refuse toute proposition ! Il se débrouillera toujours mieux seul – avec l’aide de Dieu ! »
Conforté par sa réaction d’orgueil, Vernant revint à la charge.
« Rosa Klaam a été pressentie…
Cardetti : – Dans quelle langue faut-il vous le dire ? Votre offre ne m’intéresse pas ! Loup solitaire je suis, loup solitaire je resterai ! »
Se drapant dans sa superbe, il s’apprêtait à congédier Vernant comme un malpropre quand une alternative germa dans son esprit.
« Pour quelle raison Klaam prend-elle rendez-vous ?
Vernant : – Je serais bien en peine de vous l’expliquer. Je ne suis qu’un humble émissaire de la Grande-Loge…
Cardetti : – Eh bien, vous jouerez votre rôle jusqu’au bout ! Klaam comptait me rencontrer ? Elle me rencontrera ! Mais à mes conditions : comme courroie de transmission pour ma commission ! »
Pour faire bonne figure, Vernant fit mine d’insister lourdement, mais Cardetti le coupa.
« N’insistez pas : ma décision est irrévocable ! »
Il se leva pour signifier la fin de l’entretien.
« Un collaborateur vous accompagnera dans votre tournée !
Vernant : – Votre générosité…
Cardetti : – Tant qu’on peut se rendre service, vous savez… »
S’il se montrait soudain si conciliant, c’est qu’il détenait un fer au fourneau. Un de ses lieutenants sur la Côte d’Azur, Roland Pardo, était susceptible de lui fournir le blanchisseur tant convoité. Dans ce cadre, la venue de Klaam était propice à un règlement rapide et définitif. Fidèle à son principe d’entraider ses compatriotes (entendre : exclusivement les natifs de la province d’Ajaccio) pour mieux les utiliser par la suite au gré de ses intrigues, Cardetti l’avait tiré des griffes de la Justice au moment où il se trouvait sous la menace d’une incarcération. Depuis, Pardo n’avait plus été inquiété. En échange, Cardetti le sollicitait de temps à autre pour des besognes de seconde zone. Ainsi lui avait-il sous-traité avec succès la livraison des call-girls au Maréchal-Président Sekotou lors d’une visite officielle en France.
Pardo était un habitué du centre-de-thalassothérapie-pour-touristes-snobs que Cardetti avait ouvert à Belleville (raison fondamentale de sa présence : serrer un maximum de putes en boîtes). Lors de sa dernière descente, cet habitué des arrière-salles de casinos s’était vanté, avec sa discrétion habituelle, d’avoir réalisé au poker une arnaque phénoménale. Cardetti n’éprouvait guère de considération pour la mythomanie proverbiale de ce hâbleur intarissable. Son passé mouvementé de footballeur, puis d’entraîneur de haut niveau, ses frasques médiatico-judiciaires plaidaient en sa défaveur. Malgré ses réticences, Pardo était sa meilleure alternative. Sitôt l’invitation reçue, il sauta dans le premier avion, ravi de rejoindre tous frais payés la réplique exotique et décadente de l’exubérante Marseille – le luxe, les bidonvilles et les pépètes en plus ! S’il avait subodoré le coup de Trafalgar qui l’y attendait, nul doute qu’il se serait décommandé !
15 décembre 199*.

Le Belvédère, Belleville, 17 heures 13.

Depuis le temps que Cardetti fixait un point invisible de l’arrière-cuisine, les olives noires et les pastis serrés n’étaient pas pour rien dans cette torpeur bohème qui lui conférait un air de paisible retraité profitant sans retenue du bon temps s’offrant à lui.
« Laissez-moi passer ou je fais un carnage ! »
Cardetti se redressa en sursautant. La voix tonitruante qui venait de troubler la paisible monotonie du bar ne laissait pas l’ombre d’une hésitation : l’entrée était signée ! Pardo ! Cardetti ne put réprimer un sourire. Sacré nom d’un Corse ! À peine arrivé, le bougre mettait déjà le feu aux poudres ! Ce phénomène de foire aurait été capable de pourrir de rire une équipe de croquemitaines en mission ! Toni l’introduisit dans l’hilarité générale. Traditions obligent, Cardetti sacrifia au rite de la bise corse. En apercevant la bouteille et les olives, Pardo ne se sentit plus.
« Ma parole ! Je tombe en pleine reconstitution d’une scène de vie d’Ajaccio !
Cardetti : – Un pastis ? »
Sans attendre la réponse, il dilua la ration maison dans cinq doses d’eau. Pas de temps à perdre ! Si je laisse tchatcher ce bavard, on y est encore au petit matin…
Cardetti : – La CREP, ça vous dit quelque chose ? »
Pardo s’esclaffa.
« Sur la Côte, les Corses ne parlent que de ça ! Soit dit entre nous, jamais ce merdier ne serait arrivé avec des compatriotes…
Cardetti : – Que je vous approuve, mon brave Roland ! Ah, ce n’est pas pour rien si nous sommes enfants d’Ajaccio ! Sinon, je ne vous aurais pas tiré de ce mauvais pétrin, la prison et les ennuis judiciaires… »
En reniflant l’offre qui affleurait sous la flagornerie, Pardo tiqua. Traiter avec un manipulateur de la stature de Cardetti n’était pas pour l’enchanter. Le Patron traînait la réputation d’un mauvais payeur sollicitant ceux qu’il tenait dans sa nasse. Précisément, Pardo n’avait pas le choix de se défiler.
Pardo : – La Bonne Mère m’est témoin, vous n’avez jamais eu à regretter la main que vous m’avez tendue !
Cardetti : – Justement, vos états de service exemplaires m’ont convaincu de vous confier une affaire unique… »
Pour noyer le poisson dans une dose d’encens, il resservit une tournée de pastis. Pardo regretta amèrement sa venue. Trop tard !
« Vous pouvez me demander n’importe quoi, je vous dois tant…
Cardetti : – Vous n’officiez plus dans le proxénétisme, au moins ?
Pardo : – Ai-je déjà trahi les clauses de notre accord ?
Cardetti : – Parlons de foot… Où en est votre écurie de joueurs ?
Pardo : – Aucun problème de ce côté, je l’ai déclarée au nom du fiston !
Cardetti : – Que diriez-vous de reprendre du service ?
Pardo : – Sur le banc ? »
Cardetti opina du chef.
« Le président d’Ajaccio est un ami ! On présentera votre nomination comme vos retrouvailles avec la ville de votre cœur. Les médias adoreront cette romance, vous verrez !
Pardo : – Vous me proposez le banc d’Ajaccio ? »
Son front s’assombrit. Pour que Cardetti lui soumette une proposition aussi somptueuse, il avait un besoin impérieux de ses services. Il appréhenda en conséquence la demande.
Cardetti : – En fourrant son nez dans les comptes de la CREP, Balthazar a gelé les transactions du CFD ! Du coup, le réseau Antonioli se retrouve dans l’incapacité de me payer…
Pardo : – Je croyais qu’ils réglaient rubis sur l’ongle ? Par rapport à leur réputation, c’est extrêmement décevant !
Cardetti : – C’est le moins qu’on puisse dire… Leurs histoires m’ont fichu dans un de ces pétrins ! J’avais engagé leur commission dans un projet et il m’est impossible de faire marche arrière… Les liens de sang qui m’unissent à certains des investisseurs sont inviolables…
Pardo : – Vous fricotez avec des compatriotes ?
Cardetti : – Vous m’avez parfaitement compris… Et pour que l’on soit sur la même longueur d’ondes, la commission Antonioli représente le plus gros business que j’aie eu à traiter pour un réseau français ! Ces vautours me doivent la bagatelle de dix millions de dollars…
Pardo : – Mais c’est le trésor de l’Atlantide !
Cardetti : – Comme Balthazar a autorisé les virements en France, ces incapables se proposent de démarcher un blanchisseur français !
Pardo : – Avec Balthazar au train, je comprends mieux leur baisse de fiabilité…
Cardetti : – J’ai pensé que certaines de vos relations étaient en mesure de me tirer du pétrin !
Pardo : – Vous me faites trop d’honneur ! Je ne dispose pas de la surface pour blanchir une telle somme !
Cardetti : – Roland, vous êtes un des rares hommes à qui j’accorde ma confiance sans rechigner. J’ai besoin de votre entière et dévouée coopération. »
Pardo cilla. Le compliment exhalait l’arrière-goût rance du poison.
Pardo : – Quoi qu’il m’en coûte, je saurai me montrer digne de la faveur que vous me témoignez ! Je n’ai pas oublié ce que vous avez fait pour moi quand…
Cardetti : – Où en est votre histoire de prêts déguisés ? »
Pardo blêmit. Que n’avait-il tenu sa langue au lieu de se répandre en vantardises de comptoir ? A présent, ses rodomontades le perdaient ! Il se retint d’écraser une larme de rage et d’impuissance : son coup le plus fumant, celui dont il était le plus fier, lui revenait en pleine gueule et avec usure ! Désormais, c’était sûr, il n’en verrait plus la couleur.
Pardo : – L’opération ne s’est pas révélée concluante…
Cardetti : – Repassez-moi la bobine, que je me cale dans le sens de la lecture !
Pardo : – J’ai commencé par sélectionner des rencontres de casinos. Le profil ? L’héritier flambeur et naïf, qui goberait ma plus belle galéjade : le tournoi-de-poker-montée-par-la-puissante-Ligue-des-Jeux-de-Las-Vegas, une puissante ligue occulte, financée par la pègre locale. Les profits promettaient d’être colossaux. J’ai eu beau faire, seul Alain Méribel a marché dans la combine. Je ne saurais donner rétrospectivement tort aux autres : en une soirée, plus que son fric, le gogo a laissé sa vie. Vous auriez vu sa tête le lendemain à l’hôtel ! Il parlait carrément de se loger une balle dans le citron… La bouche en cœur, je n’ai eu aucune peine à lui servir ma fable. Un richissime ami avait connu l’Enfer du Jeu. Apitoyé par l’épreuve qu’Alain traversait, il lui proposait le Plan de Remboursement le plus avantageux qu’un prêteur ait songé à concocter… »
Une quinte de rire gras freina le temps d’un hoquet sa faconde intarissable.
« Le bienfaiteur ne requérait qu’une condition : l’anonymat. Alain bénéficiait de conditions invraisemblables : il ne rembourserait qu’après l’héritage et à un taux fixe unique : deux millions d’euros sur cinq ans ! Pas un centime d’intérêts !
Cardetti : – Vous me dites qu’à 0 %, votre type n’y a vu que du feu ?
Pardo : – Il pleurnichait dans ma main qu’il me devait la vie ! C’en était si obscène que je me suis senti gêné… »
Cardetti abrégea, craignant que Pardo ne concentre avec complaisance ses talents d’orateur sur la détresse d’Alain. Il avait le chic pour en faire des tonnes !
Cardetti : – Quels étaient vos comparses dans l’histoire ?
Pardo : – Je les avais choisis rubis sur l’ongle…
Cardetti : – Auraient-ils consenti à travailler pour vos beaux yeux ?
Pardo : – Tous m’étaient redevables de services ou d’autres… Du coup, leur intervention m’est revenue à deux millions, en comptant les extras !
Cardetti : – Déjà versés ?
Pardo : – Payables en trois ans. Je ne suis pas Crésus, moi !
Cardetti : – Autrement dit, vous empocherez huit millions bruts sur ce service…
Pardo : – C’est effectivement la somme à laquelle je pourrais prétendre. Avec quatre, je m’estimerai déjà heureux…
Cardetti : – Pourquoi cet élan subit de générosité ?
Pardo : – Disons que l’entourage d’Alain me rend… circonspect !
Cardetti : – Un cadrage méthodique ne serait pas superflu pour cerner les contours de la combine...
Pardo : – Suite aux JO de 198*, le père Méribel a monté sur Clairlieu le plus grand groupe de Haute-Savoie : immobilier, hôtellerie et restauration – un profil similaire au vôtre. Dans cette success story, la discorde viendrait de la succession. Le père Méribel avait eu deux fils. Deux jumeaux. Deux caractères aussi dissemblables que leur ressemblance physique était troublante. Autant Luc brillait par ambition à revendre, autant Alain manifestait une humeur fragile et bohème. Pour son père, pas de doute, Luc était programmé pour reprendre le groupe. Alain causerait moins de troubles en rentier. Du coup, celui-ci a joué le jeu. On le considérait comme un marginal ? Il se mit à fumer des joints, à traîner avec des immigrés de banlieue et à refaire le monde de travers ! Il devint bientôt copain comme cochon avec deux Rmistes des Tamaris, la banlieue de Clairlieu. Abdel est originaire du Maroc, Jeannot du Dahomey. Tout simplement de la graine de révolutionnaire et de délinquant !
Cardetti : – Tiens, tiens, c’est curieux comme on retrouve Belleville…
Pardo : – Un simple hasard ! Le trio s’est juré de monter la Fondation de l’Arc-en-Ciel. Une lubie fumeuse de crétins illuminés par les excès du chanvre : le projet consiste à porter assistance à des orphelins du Maroc et du Dahomey ! Tenez, le siège ouvrira ses portes le mois prochain… Alain ne cesse de me casser les pieds avec ses rêves d’entraide et de fraternité ! Il veut m’inviter à la réception d’ouverture ! Son raout, s’il devinait où il peut se le mettre ! L’organigramme n’est pas à piquer des vers : Abdel dirigera et Jeannot prospectera ! Je vous laisse imaginer le tableau avec ces pieds-nickelés de la misère mondiale…
Cardetti : – Alain banque ?
Pardo : – L’énergumène a les moyens de ses lubies : pour lui éviter de s’intéresser de trop près aux affaires du groupe, son père lui versait une confortable pension. De quoi délester Luc de toute concurrence… »
Cardetti renifla de mépris.
« Je vois ! Un idéaliste mû par l’hypocrisie ! Maintenant, je comprends mieux qu’il soit tombé dans le panneau…
Pardo : – L’ennui, c’est que son mariage a tourné en eau de boudin. La sage-femme épousée aspirait à une vie de famille bucolique, retirée des tracas du monde à l’ombre des platanes de sa Touraine natale. Évidemment, quand on désire refaire le monde, l’horizon s’annonçait peu reluisant...
Cardetti : – Je vois le tableau d’ici : rapidement, votre pigeon a perdu les pédales…
Pardo : – Ah, c’est le moins qu’on puisse dire ! Pour se donner de l’intérêt, il n’a rien trouvé de mieux que de s’embarquer dans une double vie ! Les femmes n’ont pas traîné à tournoyer autour de l’héritier présomptif. Il a perdu la tête et s’est mis à flamber sans compter. Au final, ses peccadilles ont viré à la catastrophe.
Cardetti : – Laissez-moi deviner… Déficit de reconnaissance, hein ?
Pardo : – Il fréquentait le casino de M***, où il jouait sans forcer la partition de snobinard benêt. Comme c’est un faible, il s’adapte à son interlocuteur. En compagnie des racailles, il baragouine leur sabir de dégénérés. En présence d’un milliardaire, il fanfaronne comme un jeune coq !
Cardetti : – Un manipulateur minable en somme… Je parie qu’une fois revenu dans les jupes de sa tendre et chère, il remise sa casquette d’oiseau douteux pour celle de mari modèle !
Pardo : – Sans lui trouver d’excuses, la perte brutale de son père trois mois auparavant lui a tourné le casque… »
Un sourire illumina aussitôt le visage d’ordinaire terne de Cardetti.
Cardetti : – Mais alors… Alain vient d’hériter ?
Pardo : – Une rupture d’anévrisme a emporté son paternel au moment où il préparait sa retraite.
Cardetti : – Le partage a dû être mouvementé entre les deux héritiers…
Pardo : – Il était convenu que Luc verse à Alain l’équivalent de ses parts en viager.
Cardetti : – Avec sa dette, Alain n’avait plus le choix…
Pardo : – Contre tout ce qu’il avait prétendu jusqu’alors, il s’est abrité derrière l’Arc pour reprendre ses parts : l’excuse était imparable ! On lui a affublé l’image d’un Zorro de la finance dont l’argent servait la cause des déshérités et des orphelins. Grandiose !
Cardetti : – Luc a dû se sentir ulcéré !
Pardo : – C’est peu dire ! Il a vécu ce revirement comme un coup de poignard ! Mais il était coincé. Dénoncer la volte-face d’Alain revenait à passer pour un arriviste sans cœur…
Cardetti : – C’est une stratégie diaboliquement retorse ! Je n’aurais pas trouvé mieux !
Pardo : – Ne restait plus pour Luc d’autre alternative que de se taire.
Cardetti : – Ca n’a pas dû être facile…
Pardo : – Il s’était installé dans la peau de l’héritier légitime. Il avait repris le siège historique qu’occupait le père, juste en face de la mairie. Même façade, même secrétaire, même bras droit – Crétier, un énarque, comme Luc.
Cardetti : – Luc est énarque ?
Pardo : – Sciences Po, ENA : le parcours parfait !
Cardetti : – Ces requins sont les pires ! Ils estiment que tout leur est dû.
Pardo : – Des fadas finis, oui… »
Avec ses études interrompues après le certificat, il ne ratait jamais une occasion de pourrir le système scolaire.
Cardetti : – Mazette, à vous entendre, on jurerait que les Méribel sont de vos intimes !
Pardo : – Si vous saviez le nombre de fois où j’ai rencontré Alain !
Cardetti : – Considérez le résultat : vos efforts n’auront pas été vains…
Pardo : – C’est le moins qu’on puisse dire ! A présent, cet idiot me considère comme un proche !
Cardetti : – Eh bien, passons si vous le voulez bien au volet remboursement. Je me pose des questions… Ce n’est tout de même pas en tapissant le Chamois de minets et de garces endimanchés qu’on sort deux millions à l’année !
Pardo : – Sur mes conseils, Alain a revendu ses parts immobilières à Luc. Un pactole qui générera au final six millions, à raison de deux millions sur trois ans.
Cardetti : – Si je sais encore compter, il reste quatre millions à débourser…
Pardo : – Attendez, il ne faudrait pas pousser non plus ! Six millions nets pour une dette fictive, dont quatre cash pour ma poche, j’estime pouvoir m’asseoir sur le reliquat…
Cardetti : – Malheureux ! Surtout n’en faites rien : c’est grâce à ces millions que nous tenons Alain ! »
Pardo observa le déroulement de l’entretien avec inquiétude. Cardetti s’était approprié la dette d’Alain avec un naturel déconcertant qui ne lui disait rien de bon.
Cardetti : – Quand le revoyez-vous ?
Pardo : – J’ai loué la semaine prochaine une loge pour le Grand Prix de M***.
Cardetti : – Il est fondu de F1 ?
Pardo : – Il est surtout obsédé par la peur de ne pas s’acquitter des quatre millions ! Il était prévu d’aborder les modalités du remboursement… »
Cardetti se frotta les mains avec gourmandise.
« Changement de programme : votre généreux pourvoyeur anonyme vient d’acquérir une identité !
Pardo : – Je vous demande pardon ?
Cardetti : – Le mystère de l’incarnation a encore fait des miracles… »
Pardo écarquilla de grands yeux ébahis.
Cardetti : – Pas en chair – mais en os !
Pardo : – Un cadavre ne nous serait pas d’une grande utilité…
Cardetti : – Vous ne devinerez jamais les services qu’il m’a rendus !
Pardo : – Il s’agit d’un ami ?
Cardetti : – C’est une façon honorable de voir les choses… Pour vous rapprocher de la vérité, il me reste à vous préciser qu’un ami est toujours plus sûr mort que vivant ! »
L’œillade malicieuse qu’il accola ne contribua pas à rasséréner Pardo. D’humeur badine, Cardetti crut bon de singer le ménestrel provençal égaré dans la campagne africaine.
« Depuis cinquante ans, Lucien Feliciggiani gardait ses moutons sur les hauteurs d’Ajaccio. Ce vieux garçon était sans famille et sans ressource… »
Il grogna et reprit sa voix madrée.
« Fin du conte, début de la réalité ! A sa mort, mon premier soin a été de lui réserver des funérailles dans la plus grande intimité. Juste lui et moi…
Pardo : – Un macchabée que vous utilisez comme prête-nom ?
Cardetti : – Il me serait précieux un jour ou l’autre…
Pardo : – Votre intelligence est la garantie de notre prospérité, monsieur Cardetti !
Cardetti : – Le virement interviendra autour de la première quinzaine de janvier. Jusque-là, vous me pistez Méribel à la trace !
Pardo : – Vous attendez que je m’installe à Clairlieu ? »
Pardo l’avait mauvaise : Cardetti, non content de lui souffler Alain Méribel, distribuait les cartes avec un sans-gêne éhonté !
Cardetti : – Joueur, manipulateur, coureur de jupons… Lui voyez-vous d’autres faiblesses ? »
Pardo comprit que, selon la logique du maître de Belleville, les problèmes qui surviendraient lui seraient imputés, surtout s’il n’en était pas responsable. Alors qu’il allait répondre le plus tranquillement du monde par la négative, la plastique siliconée d’Alexandra Kazan surgit comme la tempête dans sa mémoire placide. Ses nibards de présentatrice le narguèrent sur l’air des lampions d’une sarabande sardonique.
L’histoire s’avérait affligeante. Pardo était l’agent d’un footballeur qui avait eu une liaison avec cette bécasse. Juste avant, Alain l’avait larguée avant qu’elle commence à lui parler d’enfant. Pour se venger, Kazan avait déballé à son amant footballeur le penchant prononcé d’Alain pour la poudre. A l’époque, Pardo s’était félicité que la cocaïnomanie de son pigeon soit remontée jusqu’à ses oreilles. C’était l’assurance de le faire chanter en cas de difficulté ! A présent, cette addiction risquait de lui coûter très cher. Cependant, il secoua la tête en signe de dénégation. Dans sa situation, l’omission était préférable à la vérité.
Pardo : – Je ne vois guère que son associé, Pelletier… Cet arriviste brûle d’être calife à la place du calife ! Alain l’a mis au courant de ses soucis. Mais je ne me plaindrai pas : après tout, son ambition sert nos intérêts, non ?
Cardetti : – Vous brûlez d’apprendre ce que vous gagnerez dans l’histoire, n’est-ce pas ? Non, non, ne protestez pas : à votre place, je réagirais de la même manière. Eh bien, vous n’aurez pas à vous plaindre du traitement que je vous réserve. Vous connaissez ma devise ? »
Pardo baissa la tête.
« Rendre les coups au centuple – et les bienfaits au décuple. Avec moi, vous empocherez beaucoup plus que les millions sacrifiés dans l’immédiat… Voici mon offre : deux pour vos hommes, trois pour votre poche font cinq millions. Laissez-lui entendre qu’en cas de coopération fructueuse, il peut espérer une minoration, voire une suppression de sa dette. C’est notre arme absolue pour le faire chanter ! Par la suite, une fois les dix millions injectés, nous le manipulerons à notre guise. Quand il constatera qu’il ne lui reste que le choix de nous suivre, Pelletier nous soutiendra, j’en fais mon affaire… »
Pardo ne réagit pas. Il en était encore à ressasser la cocaïnomanie d’Alain. Cardetti s’énerva.
« Holà ! Etes-vous encore de ce monde ?
Pardo : – Vous avez ma parole de Corse ! »
Voilà qui n’arrangeait pas ses affaires. Cardetti s’était contenté de belles envolées sans lendemain. Il avait de quoi se lever, cérémonial et enjoué. Il venait de réaliser une affaire en or : arnaque sur son obligé !
« Je porte un toast à notre réussite ! »
Suivant la coutume, Pardo vida son verre cul sec.
Cardetti – J’oubliais un détail : la personne que le réseau a choisie pour représenter ses intérêts se nomme Rosa Klaam… »
Cette annonce cloua Pardo sur son siège. Il croyait s’être résigné au pire – cette précision le décillait amèrement. La réputation de l’avocate n’était plus à établir. Devant la perspective d’être dévoré tout cru, qui plus est par une femme, son sang ne fit qu’un tour.
Pardo : – Je ne vais tout de même pas traiter avec une bonne femme ?
Cardetti : – Croyez-vous que sa présence me ravisse ? Nous n’avons pas le choix : nous devons en passer par elle pour mener à bien notre opération blanchisseur !
Pardo : – Jamais une femme ne me commandera !
Cardetti : – Que les choses soient bien claires : la fermeté de mon soutien vous est intégralement acquise ! »
Cette déclaration d’intention ne rasséréna guère Pardo. Il ne se trouvait de toute façon pas à la hauteur.
Cardetti : – Maintenant que vous voilà rassuré, un conseil : les experts ont en horreur la désinvolture. Un mémoire sur la famille Méribel nous évitera de passer pour des charlots. En plus, nous y gagnerons un temps précieux.
Pardo : – J’ai de quoi lui concocter un vrai roman de gare, parole de Roland !
Cardetti : – Assez parlé, il est temps de lever nos verres ! »
Ils se congratulèrent.
Cardetti : – Le pastis est le seul remède que j’ai trouvé pour faire passer l’eau… Une dernière tournée ?
Pardo : – Je regrette, le médecin m’interdit les excès…
Cardetti : – Si vous commencez à écouter les docteurs… Laissez-les, ces grands fadas ! On n’a qu’une vie, pas vrai ? »
Joignant le geste à la parole, il servit Pardo d’autorité.
« Voici la version que je vous propose… »
18 décembre 199*.

La Mandragore, Belleville, 17 heures 03.

Confortablement installé au bar, Cardetti savourait des œufs sauce piment. Son complexe flambant neuf avait été inauguré par le Maréchal-Président Sekotou en personne. Quatre pistes de danse, trois bars, deux restaurants, un karaoké, des murs tapissés de lambris précieux – le luxe ostentatoire en remontrait aux discothèques les plus selectes d’Occident. Un coup d’œil jeté à sa montre, et Cardetti repoussa d’un geste blasé les œufs. C’était l’heure du café ! Il apostropha avec un humour douteux le gosse de quinze ans qui s’activait au comptoir.
« Gamin, un petit noir ! »
L’apprenti-serveur, qui n’était autre que le fils de Bonaventure-Désiré, s’empressa de lancer la cafetière.
« Monsieur Cardetti ? »
Surpris de cette voix glaciale qui ne s’était pas annoncée, il eut un léger mouvement de recul. Dans une discrétion spectrale, quasi marmoréenne, une femme mûre avait fait son apparition. Cardetti tenta de se reprendre tant bien que mal.
« Vous pouvez dire que m’avez causé une belle frayeur ! »
Pour toute réponse, l’inconnue lui tendit une main dégantée.
« Rosa Klaam… »
Les yeux de Cardetti s’écarquillèrent. Depuis le temps qu’il en entendait parler, c’était la première fois qu’il se trouvait confronté à cette icône de l’affairisme.
« Le serveur vous conduira jusqu’à mon bureau. »
Délaissant son café, il disparut derrière une porte dérobée, aussi fiévreux que pétrifié. Aucun doute, la célérité avec laquelle Klaam avait rappliqué était l’indice de l’état de délabrement du réseau.
Je vais te la croquer crue, moi, la croquemitaine !
Il se glissa jusqu’au bureau.
« Madame Klaam, installez-vous, je vous prie. »
En guise d’accueil impromptu, le serveur avait apporté un plateau de cocktails. Klaam sourit chichement. Par une pareille chaleur, ces rafraîchissements la comblaient.
« Décidément, l’hospitalité africaine n’est pas une légende !
Cardetti : – D’autant qu’elle se redouble dans mon cas de la plus pure tradition corse ! »
La véhémence de son regard démentit sa frivolité d’apparat.
« Rentrons dans le vif du sujet, puisque vous me contraignez à recouvrer ce que vous vous avouez incapables de rétribuer !
Klaam : – N’avez-vous pas refusé notre proposition ?
Cardetti : – Votre intermédiaire ne vous a pas mis au courant ? Je dispose d’un blanchisseur susceptible de faire l’affaire !
Klaam : – Comme il vous plaira ! Le versement sera conditionné à l’identité de votre mandataire. Des vérifications élémentaires s’imposent...
Cardetti : – Il se nomme Roland Pardo…
Klaam : – L’olibrius qui a sous-traité les call-girls de Sekotou ?
Cardetti : – Pour ne rien vous cacher…
Klaam : – Si je ne m’abuse, il a aussi défrayé la chronique judiciaire…
Cardetti : – Des bêtises de jeunesse ! Depuis, j’ai sorti ce garçon du bourbier !
Klaam : – Un entraîneur de football à la réputation sulfureuse…
Cardetti : – Feriez-vous partie des trop rares femmes à goûter le ballon rond ?
Klaam : – Ce pourrait être le cas si le business n’avait pris le pas sur le sport… Je connais votre homme par la rubrique Faits divers. Ne s’est-il pas pris deux balles dans le dos il y a quelques années ?
Cardetti : – Votre mémoire ne vous joue pas de tour. Je suis quant à moi fondu de ballon et, si Dieu me prête vie, je projette sur mes vieux jours d’investir dans le club de mon enfance, le Sporting d’Ajaccio !
Klaam : – Les démêlés de votre employé avec la justice ne me disent rien qui vaille. Nous ne tenons guère à travailler avec un émissaire douteux dans une affaire de cette importance.
Cardetti : – Au cas où vous auriez oublié qui est la victime de vos méthodes anarchiques, je ne vous laisse pas le choix des armes ! »
Cette mise au point cinglante laissa Klaam de marbre.
« Pourrait-on prendre connaissance de la suite de son parcours ?
Cardetti : – C’est un natif d’Ajaccio.
Klaam : – Considérons qu’il s’agisse d’une manière avantageuse de débuter l’existence…
Cardetti : – Ce défenseur rugueux aurait pu prétendre à une dimension internationale si ses fréquentations ne l’avaient écarté de la sélection. Il a joué à Marseille, Nice et Toulon.
Klaam : – La carte du Milieu varois, en somme…
Cardetti : – Au terme de sa carrière, sa reconversion au poste d’entraîneur a accouché de palpables victoires. Il a maintenu Nîmes pendant de longues saisons en première division, ce qui n’était pas une mince affaire. Ensuite, il s’est grillé par passion…
Klaam : – Qu’entendez-vous par passion ?
Cardetti : – Des fausses factures pour son club, dans lesquelles il n’a pas touché un traître centime ! Pardo est un pur. La preuve ? Les juges ne l’ont pas raté : six mois avec sursis et six fermes. A sa sortie, il a repris Toulouse, histoire de s’éloigner de la région, mais le cœur n’y était plus. Son président l’a limogé. Des rumeurs de proxénétisme couraient sur son compte… »
Il releva la tête.
« C’est alors que je l’ai tiré de l’ornière…
Klaam : – C’est-à-dire ?
Cardetti : – Je l’ai soutenu contre vents et marées. Depuis, il s’est refait une santé et a monté une agence de joueurs au nom du fiston. De temps à autre, il effectue pour mon compte quelques missions. Toujours avec la plus grande satisfaction… Que je sache, vous n’avez pas eu à vous plaindre de ses services !
Klaam : – Si je vous suis, votre blanchisseur nous vient du football et possède un casier judiciaire. Ce n’est pas ce qui se fait de mieux, comme carte de visite !
Cardetti : – Entre-temps, Roland a eu la bonne idée de concevoir au casino de M*** l’arnaque qui vous sauve la mise. Le principe est simple comme une bonne recette :
° cibler des joueurs fortunés au profil de flambeurs ;
° les entraîner à Las Vegas pour des parties de poker truquées ;
° les plumer et les mettre sur la paille ;
° les placer dans l’incapacité de rembourser (le secret de la réussite) ;
° leur proposer un prêt sans intérêt, histoire qu’ils vous soient de surcroît redevables d'une fière chandelle !

Klaam : – En fait de recettes sulfureuses, votre associé ne manque ni d’imagination, ni de culot…
Cardetti : – Ni vous de chance : le blanchisseur présente un profil de joueur endetté à hauteur de dix millions...
Klaam : – Le hasard fait bien les choses. Peut-on savoir par le menu ce que nous réserve en surprise le chef ?
Cardetti : – Le mieux serait encore que Pardo vous l’expose !
Klaam : – Où peut-on le rencontrer ?
Cardetti : – Vous le trouverez à cette table ce soir même...
Klaam : – Divine surprise ! Mon avion décolle à une heure du matin...
Cardetti : – Ça nous laissera le temps du dîner !
Klaam : – Auparavant, une demi-heure de repos me prodiguerait le plus grand réconfort… Le trajet et le climat ont achevé de m’éreinter !
Cardetti : – Dix heures au Belvédère vous agréent-ils ?
Klaam : – Au mieux !
Cardetti : – Mon chauffeur vous attendra pour neuf heures trente en bas du Sofitel. »
Je l’ai mouchée, l’empêcheuse de tourner en rond ! Quand je pense qu’on en fait tout un plat…
Quelques secondes passèrent, le temps du triomphe docile. Stupeur : elle ne s’était toujours pas levée !
Klaam : – Est-il trop tard pour vous entretenir du véritable motif de ma venue ?
Cardetti : – Parce que dix millions pour vous, c’est une paille ?
Klaam : – Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Balthazar nous a coupé l’herbe sous le pied et…
Cardetti : – Si c’est une manœuvre de diversion, je vous avertis…
Klaam : – Si nous avions voulu vous arnaquer, pensez-vous que nous aurions manifesté ce souci de la transparence ?
Cardetti : – Je veux mon fric, un point c’est tout !
Klaam : – J’ai mieux à vous proposer !
Cardetti : – Désolé, je ne crois pas aux mirages !
Klaam : – Et aux miracles ?
Cardetti : – Laissez-moi trouver le sorcier de la bande : Lyotard ou Marchal ? »
Elle ignora avec superbe le trait.
Klaam : – Le marché des armes devient de plus en plus incertain…
Cardetti : – Pour les Français, je n’en doute pas une seule seconde !
Klaam : – Marchal vous a retenu pour une mission révolutionnaire ! »
Il explosa.
« Quand cesserez-vous de tourner autour du pot ?
Klaam : – Avez-vous déjà entendu parler de prostitution, monsieur Cardetti ?
Cardetti : – Les putes ? Laissez-moi rire ! Une infection plus répugnante que les cafards – pour un rapport qualité/prix très médiocre qui plus est…
Klaam : – Le cliché est éculé... Je faisais référence à la nouvelle école. »
Cardetti secoua la tête.
« Plus vous parlez, et moins je vois où vous voulez en venir !
Klaam : – Les filières structurées ont depuis longtemps remplacé les Jules à une ou deux filles. Les Slaves ont compris les premiers que la chute des régimes procommunistes ouvrait le marché de l’Ouest à une main-d’œuvre du meilleur rapport qualité/prix. Le partage des tâches assure l’impunité totale : les hommes de main investissent les trottoirs ; les têtes pensantes manœuvrent à l’ombre de leurs frontières. Depuis cette mutation, le marché pèse plusieurs milliards de dollars à l’année en France !
Cardetti : – Attendez… Vous n’escomptez quand même pas que je lève quelques putes pour les nababs de Belleville ?
Klaam : – Vous n’y êtes pas ! Les Européens se lassent des blondes aux pommettes saillantes… D’ici quelque temps, la mode sera aux reines noires, le plus formidable gisement de matière première auquel un spéculateur puisse rêver, un potentiel inexploité et corvéable à merci – un magot exposé à la vue et au su de tous…
Cardetti : – Jamais je ne m’abaisserai à servir de rabatteur pour putes de rue ! Jamais !
Klaam : – Croyez-vous que les petits caïds et les psychopathes de guérite manquent au bataillon ? Nous profilons la pièce rare, l’individu en mesure de coordonner l’ensemble du trafic. Vous avez été retenu pour devenir le cerveau de la Traite des Noires en Afrique de l’Ouest…
Cardetti : – Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Vous vous payez ma tête ?
Klaam : – Tout le contraire ! Le port de Belleville représente la passerelle idéale pour servir de tête de pont aux candidates à l’exil !
Cardetti : – Concrètement, quelle fonction me réservez-vous dans votre bel organigramme ?
Klaam : – Votre carnet d’adresses représente une assurance tous risques pour le montage de la filière tandis que votre façade nous assure une discrétion optimale. Notre principal ennemi n’est pas la concurrence – c’est la jalousie ! Imaginez qu’on apprenne notre reconversion sur un créneau dont le potentiel se chiffre en milliards…
Cardetti : – Et mes partenaires américains ? Si je les laissais tomber, inutile de vous faire un dessin sur le traitement dont ils me gratifieraient !
Klaam : – Qui vous parle de dénoncer vos précédents contrats ? Surtout ne modifiez pas d’un iota vos habitudes ! Tant que l’on ne flaire pas vos nouvelles prérogatives… »
Le front de Cardetti se dérida.
« Je reste sceptique… Contrairement aux armes, mon savoir-faire dans le domaine est nul… Et le vôtre aussi ! Quand on voit vos ennuis judiciaires à l’heure actuelle…
Klaam : – Chaque filière sera indexée sur le système de la franchise.
Cardetti : – Et la collecte de l’argent ? Les loufiats ponctionneront comme des sangsues chaque échelon de la chaîne. Résultat : le profit tombera dans l’escarcelle des chefs de gang. Nous nous serons démenés pour des cacahuètes ! Les armes présentent quelques risques, mais elles ont l’avantage de rapporter un paquet !
Klaam : – Pourquoi se démener à gérer les filières ? Nous nous payerons sur les entrées en Europe et le suivi des titres de séjour. Les caïds ne disposent pas de l’entregent pour organiser les circuits de l’immigration clandestine. Nous n’aurons pas à courir après l’argent – nous nous serons rendus indispensables !
Cardetti : – Ainsi les réseaux se rembourseraient sur le travail des filles… Et si nous étions remontés ?
Klaam : – Grâce aux franchises, le cloisonnement est assuré. Les enquêteurs bloqueront aux responsables des filières. Sans compter que nos milliards seront toujours plus persuasifs que les millions alloués par les gouvernements à la lutte contre le proxénétisme… »
Elle haussa le ton, emportée par la passion.
« Nous infiltrerons les marchés d’Espagne, d’Italie et de France ! Nous tirerons parti des législations néerlandaises ou allemandes pour nous emparer du magot !
Cardetti : – C’est bien beau, vos discours, mais qu’est-ce que j’y gagne ?
Klaam : – Vous serez la pierre d’angle d’un marché générateur de milliards… Le plus rentable et le moins risqué de l’avenir !
Cardetti : – Bien le merci, je ne travaille pas pour la gloriole ! J’exige une offre concrète en sus de mon dû !
Klaam : – Où avais-je la tête ? Votre clause d’entrée vous assure un cash-flow de cinquante millions de dollars.
Cardetti : – Pour ma pomme ?
Klaam : – Payables comptant mars. A condition que vous rencontriez Marchal et Chanfilly courant janvier…
Cardetti : – Pas question ! Avec la profusion de services secrets sur Belleville, les retrouvailles accoucheraient d’un traquenard inévitable ! »
Malgré ses réticences, son agressivité initiale avait laissé place à un état d’esprit constructif. Klaam, en fine psychologue, n’avait pas manqué de noter l’évolution.
Klaam : – Une rencontre sur vos terres ? Allons ! La présence conjointe de Marchal et Chanfilly rameuterait tous les mouchards de la place ! »
Il marmonna une réponse incompréhensible.
Klaam : – Par contre, personne ne songerait à vous retrouver du côté de Saint-Pétersbourg…
Cardetti : – La Russie ? Même pour cinquante millions, je ne prends pas un tel risque ! Je ne suis pas encore sénile !
Klaam : – Y compris si Karpak sert de courroie de transmission ?
Cardetti : – L’oligarque du pétrole ? Que viendrait-il faire dans cette galère ? Il a mieux à faire que de perdre son temps pour des broutilles !
Klaam : – Karpak fait partie intégrante du plan ! C’est lui le cerveau, si vous voulez tout savoir… Avec une telle caution, vous n’avez rien à craindre. Sans compter que vous bénéficieriez de la logistique du RM pour le voyage…
Cardetti : – Et pour mes dix millions ? »
Un vrai chien enragé ! Elle laissa poindre une certaine dose d’agacement.
« Ne me suis-je pas engagée à ce que vous touchiez l’intégralité du contrat ? »
Cardetti changea de contenance. Son intérêt ne laissait guère de doute sur ses intentions : l’affaire était sur le point de se conclure. La chaleur avenante qu’il afficha soudain contrasta avec son agressivité initiale.
Cardetti : – Bien, vous recevrez ma réponse sous peu… Avec un tel cash-flow, mes hésitations fondent comme neige au soleil ! Vous verrez, Pardo maîtrise parfaitement la situation ! A ce propos, les notes qu’il m’a remises nous seront un précieux gain de temps. »
Rangeant le dossier que lui avait tendu Cardetti, Klaam en resta là. Point n’était besoin de le braquer en insistant lourdement.
« Le temps de me reposer…
Cardetti : – Mon chauffeur vous attendra pour neuf heures et demie ! »
Soixante millions de dollars pour deux affaires… Pour une telle somme, Cardetti aurait concouru à toutes les entreprises, celles du diable compris ! Ses promesses envers Pardo s’effondrèrent du même coup. Celui qui, quelques heures auparavant, lui était indispensable devenait un second couteau dont l’intérêt passait au second plan.

Sofitel de Belleville, 20 heures 49.

Klaam s’allongea sur l’immense lit à baldaquin de sa chambre. Malgré le climat tropical propice aux charmes de la sieste, le dossier élaboré par Pardo sonnait comme une charge dont elle se serait volontiers passée. Avant même de l’avoir rencontré, ce Pardo l’indisposait. Sans la nécessité d’amadouer Cardetti, elle aurait opposé un veto définitif à son implication. Elle commença mollement la lecture, luttant contre les séductions insidieuses du sommeil.

‘‘Deux jumeaux. Luc et Alain Méribel. Riches héritiers du groupe Claude Méribel. Depuis sa mort l’année dernière, ils se livrent une guerre larvée.

GROUPE LUC MERIBEL TOURISME (GLMT).

Mention très bien, bac C, Sciences po, E.N.A., fierté de la famille. Après avoir couru les filles, s’est marié il y a quatre ans avec une avocate d’affaires australienne, Helena. Deux enfants, Florent et Estelle, quatre et deux ans.
Equipe performante autour d’un administrateur de haute volée : Crétier, énarque. Politique de développement centrée sur l’immobilier. Premier parc de Clairlieu. Trois restaurants, un palace. A racheté les parts immobilières d’Alain.

GROUPE L’ARC EN CIEL (ALAIN MERIBEL).

Adolescence rebelle. Fréquente les banlieusards sans relief des Tamaris. Mentalité tiers-mondiste. Rêve de lancer une association d’aide aux orphelins d’Afrique. Etudes laborieuses. Fumeur de haschich. Très complexé par rapport à son frère. Se croit raté. Sous la pression paternelle, décroche un DESS en sciences éco. Marié avec Betty, charmante sage-femme originaire de Tours. Deux enfants, Camille et André, quatre et deux ans. La trompe. Après le mariage, s’est mis à jouer. Grosses pertes dans un tournoi de poker arrangé à Las Vegas. Contraint de reprendre ses actifs à cause de la dette.

L’allusion fit sourire Klaam.
« Grosses pertes… Le drôle ne manque pas d’air ! »
Elle reprit la lecture.

Actifs : A vendu ses actifs immobiliers à Luc (2X3 millions d’euros). Du coup, son groupe se limite au Chamois, haut lieu des folles nuits de Clairlieu pendant la saison d’hiver, et à une pizzeria chic, le Monte-Cristo.

Relation L./A. hypocrite. Officiellement, déjeunent une fois par semaine ensemble. En fait, L. n’a pas pardonné la manœuvre. Alain aurait repris le groupe dans un but humanitaire, le projet Arc-en-Ciel, monté avec Jeannot et Abdel, ses deux meilleurs amis (origines : Dahomey et Maroc), deux bons à rien, l’un RMIste et l’autre mécanicien. Association pour les orphelins d’Afrique. A. a baptisé son groupe du nom de l’association ! L. est coincé : s’il proteste, il passe pour un ambitieux. Du coup, l’image publique d’A. est au zénith. La jet set l’a adopté comme un patron décalé à la générosité immense. Ami des plus grandes stars et de Juliette de Malebrac, la célèbre journaliste people. Le grand public le connaît pour sa philanthropie et son engagement.
Important : A. a donné son feu vert pour l’ouverture de la Fondation de l’Arc-en-Ciel, installée aux Tamaris. Abdel en sera le directeur. Son but : accueillir de jeunes orphelins du Maroc et du Dahomey pour les insérer dans la société française. Jeannot s’occupera des contacts en Afrique, notamment au Dahomey. Le projet est prévu pour janvier.

PARENTS.

Milieu catholique traditionnel, culture italienne pour le père (le grand-père Meribelli a fait franciser le nom), savoyarde pour la mère, une bigote. Le père Claude (son surnom dans la région). Homme à poigne. A élevé L. comme l’héritier. Considère A. juste bon comme rentier. Mort il y a deux ans d’une rupture d’anévrisme sans avoir préparé sa succession.
La mère a vécu dans l’ombre de son mari, qu’elle a remplacé par le culte de L. Depuis son veuvage, se consacre à des œuvres caritatives. N’a pas son mot à dire dans le groupe. Très affectée par la rivalité de ses deux enfants et de ses belles-filles. Préfère ne rien voir.

Klaam : – Pour les scénarios, pauvre Pardo, il faudra repasser ! A moins que vous ne visiez la série Z ! »
Rendue enjouée par son trait d’esprit, elle lança sur son ordinateur portable la ligne sécurisée du RM.
Chanfilly : – Bien arrivée à Belleville ?
Klaam : – Je viens de lire le dossier que m’a remis Cardetti. Le profil de leur blanchisseur comporte de nombreuses zones d’ombre…
Chanfilly : – Et pour le dossier qui nous intéresse ?
Klaam : – Cardetti réclame le paiement de son dû comme un préalable avant toute négociation ! L’affaire s’engage sur de bons rails !
Chanfilly : – Qu’est-ce que je vous disais ? Ce type a un portefeuille à la place du cœur…
Klaam : – Pour Saint-Pétersbourg, ce n’est pas gagné… Malgré les garanties conjointes du RM et de Karpak, il redoute le traquenard…
Chanfilly : – Vous savez, à partir du moment où ils ne refusent pas, ces loustics acceptent de fait ! J’en viens à ce soir. Maintenant que nous détenons un moyen d’influencer le choix de Cardetti, profitons-en au maximum pour exercer un contrôle sur le blanchisseur !
Klaam : – D’autant que Cardetti n’a rien trouvé de mieux que de s’acoquiner avec un loufiat de la Côte dont la simple mention suffit à me coller l’urticaire…
Chanfilly : – Peut-on connaître l’identité de ce zigoto ?
Klaam : – Un certain Pardo…
Chanfilly : – L’entraîneur mafieux du foot ? Quelle mauvaise plaisanterie me chantez-vous là ?
Klaam : – Vous comprenez pourquoi j’ai préféré vous en référer… Le risque que Cardetti lie notre position à l’égard de Pardo à la sienne envers Karpak n’est pas négligeable…
Chanfilly : – Dans l’ordre de nos priorités, le blanchisseur ouvre la voie à notre dessein véritable ! Ne nous trompons pas de priorité !
Klaam : – A condition qu’il ne devienne pas une source d’ennuis… Un mauvais blanchisseur nous attirerait les ennuis à la chaîne !
Eichmann : – Pas d’affolement ! Avec Cardetti comme partenaire, nous bénéficions d’un professionnel de premier ordre. Rendez-vous compte : Balthazar ne soupçonne même pas son existence ! Il s’avère irremplaçable ! De toute façon, nous aurons l’occasion d’en reparler demain aux petites aurores…
Klaam : – Le rendez-vous au Mirail tient toujours ?
Chanfilly : – Sept heures, motel des Chardons ! »
Il arborait la voix tonitruante des grands soirs. D’évidence, la réussite de la mission de Klaam le galvanisait. Peu rassurée par cette insouciance, Klaam préféra ne pas perdre de temps pour la sieste. A son réveil, elle ne traîna pas pour s’apprêter et descendre. Devant le Sofitel, la voiture de Bonaventure-Désiré, garée avec une ponctualité impeccable, opposa un cinglant démenti à ses préjugés sur les horaires africains.
Comme pour achever de convaincre sa passagère, le chauffeur mit un point d’honneur à conjurer, au prix de savants zigzags, les inspirations déroutantes de la conduite autochtone. Ils se faufilèrent en un temps record jusqu’aux portes du Belvédère. La quiétude presque bonhomme du soir exhalait une dissonance bienvenue en regard de la rudesse suffocante, presque agressive, de la journée.
« Nous sommes arrivés, madame, annonça, avec une diction impeccable, presque surannée, Bonaventure.
Klaam : – Vous êtes un chauffeur hors pair ! Tenez pour votre service exemplaire, mon brave ! »
Ponctué d’un claquement sec de portière, le généreux pourboire coupa court à tout remerciement intempestif. Bonaventure-Désiré n’existait déjà plus. Devant le Belvédère, un mastoc rasé devisait avec un homme courtaud, chauve et jovial. L’arrivée de Klaam ne sembla pas troubler leur conversation. Au dernier moment, le chauve releva pourtant la tête.
« Le serveur vous indiquera le chemin, madame… »
Parvenue au bar, elle vérifia que Toni n’avait pas menti. Un serveur la conduisit dans l’arrière-salle, où deux hommes sirotaient paisiblement leur pastis. En guise de présentation, Cardetti fit dans la dentelle.
« Vous aimez les grillades ? »
Il salivait à l’idée d’engloutir une pièce fumante de son plat préféré. Rosa fit dans la politesse
Klaam : – J’en raffole…
Cardetti : – Voilà qui tombe bien : notre cuisinier prépare les meilleures côtelettes de Belleville ! Voyez-vous, j’ai horreur de parler affaires la bouche pleine… »
Il se tourna vers Pardo.
« L’avion de madame décolle dans moins de trois heures ! En cas de retard, le directeur de l’aéroport décalerait le vol… Mais Roland saura faire court ! »
D’un geste ample, il lança la discussion.
Klaam : – Monsieur Cardetti m’a informée d’un certain blanchisseur... »
Pardo la coupa.
« Je m’en porte caution ! »
Il transpirait l’arrogance surfaite.
Klaam : – Joueur, volage, manipulateur… Un tableau édifiant de la grande bourgeoisie d’affaires… Ce type ne m’inspire pas !
Cardetti : – Moi non plus ! »
Sidéré par le revirement, Pardo faillit se décrocher la mâchoire. Que signifiait cette trahison ? Décontenancé, il protesta mollement.
Pardo : – Alain s’inspire des mœurs de la jet set !
Klaam : – Hypothèse séduisante… Vos observations résultent-elles d’une formation approfondie en psychologie ? »
Pardo se tourna vers Cardetti. Qu’attendait-il pour moucher l’impétrante ? La réaction escomptée ne vint pas. Cette fois, Pardo préféra ne pas s’attirer d’ennuis et garda le silence lui aussi.
Klaam : – Imaginez les ravages d’un paparazzi lancé à ses trousses…
Cardetti : – Je ne vous le fais pas dire !
Pardo était de plus en plus éberlué. Cardetti se déjugeait d’engagements solennels tenus quelques heures plus tôt ! Etait-il devenu fou ou jouait-il un jeu duplice dont seul son cerveau retors avait le secret ? Comprenant que la situation le dépassait, Pardo se garda bien de contester. Dans le fond, cette trahison l’arrangeait. Il se contenta de protester pour la forme.
« Vous m’en trouverez un autre capable de blanchir dix millions de dollars en France…
Klaam : – Un type qui joue avec un tel aplomb la partition du patron philanthrope pour reprendre ses parts et se donner le beau rôle et qui abat ses cartes avec maestria au dernier moment ? Avouez que le rôle a de quoi inspirer la méfiance… »
Subitement, Pardo réalisa son erreur. L’opposition de Klaam l’arrangeait miraculeusement ! En l’enfonçant, cette garce lui retirait une sacrée épine du pied !
Cardetti : – Le mieux est de nous laisser le temps de la réflexion…
Pardo : – A vous de voir ! Quant à moi, je me tiens sur la réserve…»
Cardetti affecta de s’émouvoir de cette abnégation.
Cardetti : – Ah, ce brave Pardo ! Il donnerait sa chemise pour se rendre utile ! »
Du coup, il en profita pour adresser à Klaam un ultimatum.
« Vous avez une semaine pour soumettre à Roland une alternative fiable !
Klaam : – Avec un juge aussi coriace que Balthazar, nous ne pouvons nous permettre d’attendre davantage… »
Pour se mettre en valeur, Pardo griffonna sur un vieux bout de papier chiffonné et le tendit à Klaam.
« Voici le numéro de téléphone d’un bar de Marseille. Si vous acceptez, commandez une pizza. Si vous refusez, optez pour la carte. Dans les deux cas, je vous contacterai dans les plus brefs délais. »
Cardetti appuya cette proposition pour ménager Pardo, craignant de l’avoir blessé.
« Roland, vous assurerez le suivi. Belleville est une ville trop surveillée pour que nous prenions le risque de nous retrouver… »
21 décembre 199*.

Aéroport de Bâle, 3 heures 33.

« La carapace de la tortue a cédé ! »
C’est par cet e-mail, dont le style ressemblait à s’y méprendre aux énigmatiques proverbes qui rythment la vie africaine, que Klaam avertit Chanfilly de l’épilogue concluant de son escapade à Belleville. L’atterrissage se fit en douceur. Dans ses bagages, le volet prostitution était amorcé – le volet blanchisseur ajourné et maîtrisé. Elle n’était pas peu fière de cette double réussite. Une fois de plus, elle avait retourné une situation compromise. Non seulement elle avait convaincu Cardetti de suivre l’aventure de la prostitution, mais elle avait évincé le blanchisseur douteux que Pardo voulait imposer. Que demander de plus ? Une douce plénitude étreignait son être. Elle héla un taxi.
« Z.I. du Mirail ! »
Cette enclave industrielle en bordure de Bâle avait ses raisons pour ne pas payer de mine : elle abritait l’antre des plus carnassières spéculations. Les multinationales du café s’y étaient regroupées dans un saisissant élan grégaire pour dicter leur loi d’airain aux petits producteurs d’Amérique du Sud. Son portable grésilla. SMS. Chanfilly. Chambre 34. Elle toqua trois coups et crut s’être trompée de porte. Un sexagénaire rayonnant l’accueillit, bouteille de champagne à la main.
« Chère Rosa, vous prendrez bien une coupe ?
Klaam : – C’est Noël que vous fêtez avec cette exubérance prématurée ?
Chanfilly : – Je n’ai jamais goûté aux réjouissances institutionnalisées ! Je célèbre nos promesses de lendemains radieux et sereins ! »
Après les grillades, le champagne ? Devançant la menace d’ennuis gastriques, Klaam tiqua. Chanfilly ne l’avait pas habituée à tant de légèreté. La fête était-elle pour lui la catharsis aux soucis qui avaient assombri son quotidien ? Dans ce cas, il vendait la peau de l’ours avant de l’avoir tué ! Klaam le lui aurait bien signifié, mais elle craignit de passer pour une impertinente. A ses yeux, plus d’humilité et de réserve n’auraient pas nui au bon déroulement des opérations. C’était incroyable, cette naïveté dont témoignait un homme aussi expérimenté que Chanfilly en manipulations et opérations tortueuses de toutes sortes. Lui qui déjouait les pièges les plus subtils avec une intelligence foudroyante se trouvait pour ainsi dire anesthésié par cette promesse de bonne nouvelle. Il fallait croire qu’il avait senti passer le vent du boulet !
Chanfilly : – Quant à Cardetti, il n’aura pas à regretter son geste !
Klaam : – Curieux personnage ! On jurerait qu’il sort d’un film… Savez-vous que l’impression de rencontrer une sorte d’Al Capone de l’Afrique de l’Ouest m’a taraudée durant toute notre entrevue ?
Chanfilly : – Non sans raison : ce personnage est appelé à devenir une figure incontournable du paysage africain de demain. »
En se concentrant, il retrouva un ton plus en rapport avec le sérieux professionnel dont il ne se départissait jamais.
« Quelles autres nouvelles bellevilloise rapportez-vous dans votre besace ?
Klaam : – Concernant le choix du blanchisseur, Cardetti s’en remet à notre décision.
Chanfilly : – Décidément, une bonne nouvelle en chasse une autre ! Ne vous avais-je pas dit que nous gardions un moyen de pression ?
Klaam : – Pendant le trajet, j’ai eu le temps de peser le pour et le contre. Et je ne suis plus aussi convaincue qu’auparavant de l’opportunité d’écarter Pardo de la course…
Chanfilly : – Manœuvrer avec un mafieux aussi médiatique s’avère pourtant aventureux !
Klaam : – Mon revirement n’est pas le résultat d’un coup de tête, croyez-le bien. Imaginons que nous prenions les choses en main et que la situation se complique, qui assumera le revers ? Et à qui incombera la responsabilité de lever un autre blanchisseur ? Si bien que j’en suis arrivée à la conclusion qu’avec Balthazar dans les pattes, à un mois des négociations, mieux valait refiler la patate chaude à son propriétaire putatif... »
Chanfilly se resservit une coupe de champagne.
« Vous proposez une alternative ?
Klaam : – Mieux : je vous offre le moyen de contrôler Alain une bonne fois pour toutes ! Cet animal a prévu d’ouvrir une fondation d’accueil et d’intégration pour les orphelins du Dahomey et du Maroc…
Chanfilly : – Vous voulez lui mettre la pression ?
Klaam : – Non, je projette de subventionner sa Fondation… Ce sera le meilleur moyen de blanchir les millions de Cardetti en toute impunité ! Les associations caritatives n’éveillent jamais les soupçons ! Elles constituent pourtant de redoutables armes pour légaliser l’argent sale… »
Euphorique, Chanfilly se retint de crier au génie. Il célébra l’heureuse trouvaille d’une ultime coupe. Il nageait dans l’ivresse et la béatitude.

Hall de la gare de Bâle, 9 heures 30.

Fort du soutien inconditionnel de Chanfilly, Klaam avisa une des innombrables cabines téléphoniques qui garnissaient le hall et joignit Freddie comme convenu. La conversation s’engagea sur un air surréaliste.
« Pourrais-je parler à Freddie ?
– Il n’y a guère que moi derrière le comptoir, brave dame ! Que désirez-vous ?
Klaam : – C’est Patricia... C’était pour la pizza aux anchois…
– Parfait ! Pour quelle heure, la livraison ?
Klaam : – Huit heures environ ?
– La Bonne Mère vous souhaite d’ores et déjà un bon Noël et une heureuse année ! »
Dans l’express qui la ramenait à sa résidence secondaire, Klaam se connecta par acquis de conscience au fichier de la DRM. Bien lui en prit. Sa messagerie contenait un message de la Loutre, l’un des pseudonymes du Colonel.

Voici une fiche improbable élaborée par les RG et que le fichier informatique de la DRM a récupérée par la grâce capricieuse d’un informateur anonyme… Amitiés,
La Loutre.

« Une note sur le père Méribel ? »
Elle bénit l’heureux hasard.

Dossier 732 D.

Entreprise maçonnerie vallée Clairlieu. Fondée par le père, Augusto Meribelli.
Rencontre décisive avec le maire de Clairlieu, Auguste Lenoir (père de l’actuel maire, Florian). Au début des années soixante-dix, avènement du tourisme blanc. Lenoir lui confie la réalisation du parc immobilier.
En 1989, la vallée organise les JO d’hiver. Visionnaire, Claude, avec Lenoir, se lance dans l’immobilier. Rénovation de Clairlieu en une station de luxe. En dix ans, Clairlieu pousse comme un champignon. Fréquentée par les milliardaires et la jet-set.
Naissance de l’empire Méribel→dizaines de millions d’euros. L’homme le plus riche de la région.
Méribel et Lenoir tirent leur révérence en 1999. Méribel règle sa succession. Père autoritaire et tout-puissant. Décède d’une rupture d’anévrisme. Emotion considérable. Sa femme, entre deux croisières, œuvre pour des fondations caritatives. Luc héritier naturel. Alain reprend ses parts. Inattendu (#//raisons ?//).
Risques de déstabilisation pour la région/danger mineur : conflit larvé entre les deux frères. Alain cantonné activités associatives. Le véritable patron : Luc.

« Le style télégraphique change heureusement des envolées amphigouriques de Pardo ! »
28 décembre 199*.

Grand Prix de F1 de la Principauté de M***, 18 heures 08.

Les hymnes à la gloire de l’écurie Ferraro célébraient dans l’exaltation la plus hystérique le triomphe d’Heinrich Scwaeinstig. Le grand pilote allemand avait honoré sa victoire d’un classique magnum de champagne sabré sur le podium. Sa sixième de la saison, la quarante-troisième de sa carrière : un nouveau titre de champion lui tendait les bras, le troisième de rang. Pardo tira Alain par la manche.
Alain : – Qu’est-ce qui se passe ?
Pardo : – Tu verras toi-même… Suis-moi ! »
Faisant fi des recommandations de Klaam, il s’était arrangé pour que la blonde platine Pepita assortisse avec avantage le champagne et les délicieuses tapas de la loge qu’il avait retenue pour son faste et son tape-à-l’œil. Il se serait bien épargné cette peine, mais n’avait guère disposé de meilleure alternative que de desserrer les cordons de la bourse pour amadouer Alain. Le revirement de dernière minute de Klaam l’avait mis au supplice. Se voir réintégré au service de Cardetti alors qu’il se croyait dégagé de ces contraintes sinistres constituait l’espèce de privilèges dont il se serait volontiers passé. Cette rencontre qui aurait dû signer le couronnement de son affairisme se muait en un sombre et funeste imbroglio.
En apercevant les couleurs flamboyantes du stand Ferraro, Alain oublia son stress et sa dette. Le glorieux passé de Pardo dans l’enceinte de la Principauté lui assurait une reconnaissance que la nymphette et les bulles n’auraient pas garantie à eux seuls. Il n’oubliait pas que les flagorneries constituaient le plus flatteur baromètre de sa cote mondaine.
Ravi comme un enfant de son cadeau imprévu, il brûla d’apprendre la surprise que lui réservait Roland, cet homme délicieux, dont il répétait à satiété qu’il était un ami ‘‘charmant et rare’’. Comme Pepita faisait mine de suivre, Pardo prit un air entendu. Il était hors de question que cette hôtesse de luxe mêle sa cuistrerie oiseuse à la surprise attrape-mouches qu’il réservait à Alain ! Cette histoire resterait une affaire d’hommes ! Alain s’émut de perdre un coup et des nibards en or. « Je t’appelle tout à l’heure ! », crut-il bon de signaler dans un élan de tendresse apitoyée, avant de disparaître sous l’amicale pression de son mentor.
Sur le parvis du stand Ferraro, ils fendirent la masse compacte des paparazzis hystériques, des journalistes en quête d’interview et des photographes que le cliché rendait agressifs. Sur un geste entendu de Pardo, les gros bras du service de sécurité s’effacèrent sous des sourires de connivence. De plus en plus bluffé par cette notoriété, gage étincelant de la reconnaissance, Alain crut à une improbable hallucination en surprenant, à l’arrière du paddock déserté, Heinrich Scwaeinstig. Le champion du monde en titre se désaltérait, sa combinaison à moitié dégrafée, manifestement épuisé par l’effort. Alain ne se sentit plus.
Alain : – Formidable : Heinrich ! »
Alerté par les cris d’orfraie, le pilote se retourna et tomba sur Pardo. Son visage s’allongea de surprise.
« Roland, qu’est-ce que tu demeures ici ? »
Alain n’en crut pas ses yeux : Scwaeinstig connaissait Pardo !
« Tu… tu parles à Scwaeinstig ?
Pardo : – Alors Heinrich, toujours pas fatigué de gagner ? A force, tu verras, tu vas finir par te lasser… »
Noyé par la timidité, Alain resta sur la réserve.
Pardo : – Bon sang, Alain, qu’est-ce qui t’arrive ? Ne me dis pas que tu fais la gueule devant ton Noël ? »
Il le traîna jusqu’au pilote pour expédier les présentations.
« Mon grand ami Alain Méribel est le plus illustre homme d’affaires de la Haute-Savoie. »
Toujours sans voix, Alain s’inclina à moitié tremblotant.
Pardo : – Heinrich réside à M*** la majeure partie de l’année. C’est ici qu’il a appris à chatouiller le français !
Scwaeinstig : – Et que nous afons eu le grand plaisir de faire rencontre ! »
Pardo alluma une cigarette.
Scwaeinstig : – Ch’aime pokou ski de piste !
Pardo : – Le Bon Dieu ne nous a pas réunis pour rien : Alain est le patron du fameux Chamois !
Scwaeinstig : – Le Chamois de Clairlieu ? Ch’ai fait là-bas une soirée wunderbar en mars !
Alain : – C’est curieux, je n’en ai conservé aucun souvenir alors que…
Scwaeinstig : – Achso, les pneus Montelli étaient organisés une collecte VIP !
Alain : – Mon Dieu, où avais-je la tête ? Je célébrais à Paris les trente ans du mariage de la duchesse de Parme. C’est ce bon Pelletier qui vous a reçu !
Scwaeinstig : – Also, zur ! Che me rappelle ce monzieur drès préventif ! »
Un grand tumulte mit un terme à la conversation. A l’extérieur du paddock, des journalistes avaient détecté une brèche dans le dispositif de sécurité. Sûr de son fait, un journaliste insista pour obtenir une interview. Scwaeinstig s’inclina.
« Désolé, mon kontrat est opliché à distribuer l’exclusive de la télé deutsch ! Ce fut enchanté pour moi ! »
Comme il s’éloignait, happé par l’hydre impitoyable de la renommée, Pardo tira Alain par la manche.
« Viens, on n’a plus rien à faire ici !
Alain : – À chaque fois que je rencontre un champion, je ressens à son contact la même simplicité, la même chaleur, la…
Pardo : – On va se boire un coup ?
Alain : – Mon Dieu, où ai-je la tête ? La pépète !
Pardo : – Laisse-la où elle est ! Imagine la tronche de Betty si on lui contait tes fredaines…
Alain : – Ce n’est pas de ma faute si je suis esclave des belles formes… »
Son portable l’interrompit dans son envolée pompeuse.
Pepita : – M’auriez-vous oubliée ?
Alain : – Vous plaisantez, ma chère ! Je désire plus que tout goûter aux charmes incomparables de votre présence !
Pepita : – Que diriez-vous d’un dîner tex-mex ? Un délicieux petit restaurant tenu par une authentique mama mexicaine…
Alain : – J’y consens, mais à condition de reporter les retrouvailles à l’heure du goûter ! Les avions, n’est-ce pas, n’attendent guère… »
Par pure convenance, il convia Pardo aux retrouvailles.
« Tu te joins à nous ?
Pardo : – Tu n’y penses pas ! Le meilleur resto à bouillabaisse de la Canebière m’ouvre les bras pour un transfert qui sent le roussi. Bonne Mère, avec la meilleure volonté, mon amour de la rascasse surpasse de loin la perspective d’une nymphette au plumard ! Bien le merci, j’ai donné du temps de ma splendeur… »
Son clin d’œil pétillant en dit plus qu’un redondant inventaire. Alain soupira d’hypocrisie. En réalité, cette défection l’agréait. Dans l’enfer labyrinthique de ses complexes, l’ombre rivale de Pardo lui apparaissait comme une menace contre laquelle il ne ferait pas le poids.
Pardo : – Une fois consommée, n’oublie pas de la ranger dans son bocal ! Gare aux allumeuses, ce sont les pires ! Sans compter que les journaux people ne te rateraient pas… Un homme marié volage sent le souffre…
Alain : – Si ça peut te rassurer, je ne la solliciterai que le temps d’une nuit ! »
Ils étaient parvenus devant le Circus.
Pardo : – J’ai réservé une table. On entre ? »
Alain se sentit soulagé d’un poids. Il allait enfin se délivrer du sujet qui lui pourrissait la vie, cette dette dont il ne parvenait à se défaire, malgré ses efforts pour s’affranchir des tracasseries. L’intérieur du bar-bowling l’écœura. La déco kitsch, ruisselant de néons phosphorescents agressifs, lui arracha une grimace révulsée. En matière de goût, son snobisme se conformait scrupuleusement à l’orthodoxie classiciste de la duchesse de Valmont, l’arbitre des élégances du boulevard Saint-Germain.
Pardo : – Toi qui aimes jouer, je te propose une charade…
Alain : – Je n’ai jamais été friand de ce genre de jeux et…
Pardo : – Ecoute au moins, tu ne sais même pas ce qui t’attend ! Voilà : mon premier t’a rendu de grands services ; mon second peut te pourrir la vie ; mon troisième te la changer définitivement… Qui suis-je ? »
Désarçonné, Alain fronça les sourcils. L’heure ne se prêtait pas aux jeux de société !
Alain : – C’est un rébus ? Vraiment, je sèche…
Pardo : – Pour te mettre sur la piste, un indice : mon premier t’a avancé dix millions gratis…
Alain : – Si c’est ton ami, tu n’es pas sans savoir que j’ignore jusqu’à son nom !
Pardo : – Très bien… Qui est mon second ?
Alain : – Je ne vois pas…
Pardo : – Prends garde ! Tu brûles déjà ton dernier joker…
Alain : – C’est quoi, cette charade biscornue ?
Pardo : – Les jeux ne t’attirent plus ?
Alain : – Bien le merci, j’ai retenu la leçon ! Je donne ma langue au chat !
Pardo : – Ce n’est pourtant pas sorcier : mon second était ta dette ! Enfin, tout n’est pas fini. Il te reste encore mon troisième à découvrir… »
Le serveur vint interrompre le jeu.
Pardo : – Deux blue maries ! »
Il se tourna vers Alain pour couper à d’inutiles digressions.
« Tu m’en diras des nouvelles : le Circus propose les meilleurs cocktails de la Côte ! Pour en revenir à nos moutons, mon troisième est identique à mon premier… »
Alain commença à trouver Pardo assommant. Quand le lâcherait-il avec son rébus sans queue ni tête ?
Alain : – Je ne vois pas en quoi mon prêteur pourrait transformer ma vie. J’ignore jusqu’à son nom !
Pardo : – Apprends qu’il s’appelle Lucien Feliciggiani ! »
Soufflé par cette confidence, Alain baissa la tête. Il discernait mal les motivations qui animaient Pardo. Pour meubler le silence et sortir Alain de son mutisme embarrassé, Pardo se lança dans des explications fumeuses.
Pardo : – La semaine dernière, lors d’un dîner à Nice, nous avons abordé le volet remboursement...
Alain : – Ma dette ?
Pardo : – Comme tu y vas…
Alain : – Dix millions ne s’effacent pas d’un coup de crayon ! »
Les blue maries arrivèrent. Pour se détendre, Alain engloutit la moitié du verre.
Pardo : – Laisse-moi t’exposer la scène. Entre la poire et le fromage, Lucien a évoqué ses projets d’investissement. Ils tournent autour du tourisme et se montent à dix millions sur cinq ans. Tu saisis le rapprochement ? »
Alain, à bout de nerfs, s’agita sur son tabouret.
Pardo : – Tu t’énerves, tu t’énerves, tu ne me laisses même pas préciser…
Alain : – J’en peux plus, moi ! Tu te mets à ma place une minute ? Tous les jours, je me trahis ! Avec sa femme, Luc me pourrit à la première occasion. Le pire, c’est que je ne peux même pas lui donner tort ! Quelle considération puis-je exiger après ce que j’ai fait ? Maintenant que je lui ai revendu mes parts, je veux en finir ! Le plus tôt sera le mieux ! Je te rappelle que le remboursement commence courant janvier, en même temps que l’ouverture de la Fondation !
Pardo : – Si tu m’écoutais ! Ce que j’ai à te communiquer aurait de quoi te calmer les nerfs…
Alain : – Je voudrais bien t’y voir, moi, à ma place ! »
Un geste de dépit ajouta à son exaspération.
Pardo : – Si je te disais que tes quatre millions sont placés entre parenthèse, ça te ferait quel effet ? »
Alain le dévisagea d’un air ahuri.
Pardo : – Je vois que tu n’embrayes pas. Je m’explique : Lucien a retenu ton groupe pour investir. C’est pas une grande nouvelle, ça ? »
Son sourire triomphateur et cajoleur s’effaça bien vite devant la réaction extravagante d’Alain. Loin de se réjouir, ce dernier s’était pris la tête entre les mains. Pardo le dévisagea, désorienté.
Pardo : – Tu as eu une vision mystique digne de la Bonne Mère ?
Alain : – Le… C’est… Damné… »
Il ferma les yeux. La douleur était trop intense pour pleurer. Le destin le jouait, une fois de plus. La fois de trop !
Il se leva.
Pardo : – Olala, qu’est-ce que tu fais, qu’est-ce qui se passe, tu vas où ?
Alain : – Je reviens…
Pardo : – Tu es sûr que tout va bien ?
Alain : – Un… Juste un coup de pompe, trois fois rien, le temps de… que je me ménage. C’est vrai, je n’arrête pas, en ce moment… C’est trop ! »
Pardo fronça les sourcils, déstabilisé par le charabia désopilant qui s’était emparé d’Alain. Ce n’était pourtant pas son genre que d’attirer l’attention en s’inventant des maladies. Comment une bonne nouvelle pouvait-elle engendrer l’effondrement ?
Alain avait de quoi broyer du noir. Pour se sortir de la quadrature infernale de la dette, il avait mis Pelletier au parfum de son infortune. Partiellement. Les quatre millions résultaient d’une bêtise de jeunesse survenue un soir d’égarement à Las Vegas. L’inoxydable bras droit crut que son heure était arrivée. Lui qui avait usé de nombreux stratagèmes pour assouvir son ambition (Alexandra Kazan, entre autres, c’était lui. Il avait initié les présentations et favorisé la rencontre, en pure perte). Cette fois, le moyen se présentait, imparable, de placer son patron définitivement sous sa coupe.
Sitôt la nouvelle en sa possession, il passa au peigne fin les investisseurs susceptibles de concurrencer Luc. Il n’avait jamais accepté que l’héritier présomptif l’ait laissé sur le bas-côté après la reprise. Après les efforts qu’il avait consentis pour servir le père Claude, il se sentit trahi de la plus renégate des manières ! Le Chamois était sa vie ; la réussite de son patron, quel qu’il soit, serait la sienne. Non content de ramener de sa pêche miraculeuse Fiodor Pavlovitch, le meilleur client du Chamois, il avait charrié un projet d’investissement somptueux. La Mairie mettait aux enchères des terrains en haute montagne. Une juteuse cession immobilière. La mode était à l’altitude. Le Gotha ne jurait plus que par le grand air des cimes. Alain avait vite fait ses comptes. Pour dégager un bénéfice net de quatre millions, il fallait investir la même somme.
Au départ, un profil comme celui de Pavlovitch aurait inspiré de la suspicion à n’importe quel individu sensé. D’un abord volubile, ce gaillard à l’allure candide expliquait sa fortune par la reconversion à la périphérie de Saint-Pétersbourg d’un hangar à poulets en un labyrinthe de pistes. Du coup, il se présentait avec emphase comme le patron de la plus grande discothèque d’Europe. Même Alain ne se berçait guère d’illusions sur l’identité réelle de ce flambeur béni des commerçants. Pavlovitch arborait le profil idéal de l’affairiste louche que la Russie produisait avec prodigalité depuis la fin du communisme. Mais Alain était prêt à tous les sacrifices pour se tirer coûte que coûte des rets du passé. Il était épuisé de se débattre dans une souricière sans fin ni fond. Sale ou pas, cet argent arrivait à point nommé pour boucler les enchères.
Pelletier noua les tractations sans peine. Pavlovitch se montra enthousiaste. Ses conditions s’avérèrent favorables au point d’apparaître invraisemblables. Pour sa mise de départ, il se contentait d’un malheureux million et 25% de participation dans l’Arc-en-Ciel. Une misère qui n’annonçait en rien l’aubaine ! Alain conservait sa majorité et empochait trois précieux millions avec une facilité déconcertante. Son horizon s’éclaircissait. Il aurait six longues années pour réunir le million manquant ! Le défi ne tenait pas de la gageure. Ensuite, il mènerait la vie qu’il aurait toujours souhaité mener. L’Arc lui tendait les bras. Abdel et Jeannot seraient récompensés de leur amitié inoxydable…
Pelletier avait concocté un plan d’une limpidité imprenable. L’appel d’offres se clôturait le 28 décembre à 18 heures. Il suffirait de surenchérir au dernier moment sur la mise de Luc. Comment se serait-il méfié ? Dans son esprit, l’immobilier constituait sa chasse-gardée ! Un détail ennuyait encore Pelletier : la relation fusionnelle qu’entretenaient Luc et Alain menaçait d’anéantir le bel agencement de ses desseins. A son grand étonnement, Alain n’hésita pas. Pour s’extirper des griffes de son enfer, il était résolu à toutes les turpitudes. Sous le contrôle de Pelletier, la transaction bancaire se déroula dans le plus grand secret. Tous les dés étaient prêts pour que la réussite du plan soit au rendez-vous.
Il ne restait plus à Alain qu’à jouer la comédie jusqu’au bout. Cela impliquait qu’il accomplisse le baiser de Judas. Selon un protocole aussi immuable qu’hypocrite, les deux frères se retrouvaient le samedi en tête à tête. Ce soir, Alain dînait justement avec Luc. Cette fois, le rendez-vous sortait de l’ordinaire badin et gentiment fielleux. La semaine dernière, Luc avait exigé qu’on aborde la question épineuse des terrains de haute montagne ! Il n’était que temps de mettre cartes sur table et de parvenir à un accord clair pour tout le monde. Luc, échaudé par la volte-face de son frère, jouait la carte de la confiance et du dialogue. Alain s’était préparé à déjouer cette explication. Il avait affiné sa rhétorique duplice et mensongère. En gros, il affirmerait n’être pas intéressé par les terrains.
Dans l’esprit d’Alain, aussi surprenant que sa réaction paraisse, l’annonce de Pardo, loin de se révéler salvatrice, sonnait avec plus de fiel qu’un coup de poignard dans le dos. Le supplice de Sisyphe le frappait de sa récurrence raffinée ! Les circonstances ne manquaient pas de cruauté : la nouvelle censée constituer sa délivrance l’empoisonnait davantage ! Comment expliquer à Pardo qu’il avait sollicité sans lui en référer les services d’un investisseur russe ? Comment refuser l’entrée dans le capital de Feliciggiani ? La fatalité tragique hantait sa destinée. Le mensonge était sa seule dérobade, qui le précipitait vers des maux toujours accrus…
En se lavant les mains, il eut l’impression que son reflet dans la glace s’éparpillait en une myriade d’éclats réfractaires. Il se trouva usé, le teint blafard et hagard, les yeux rougis et bouffis. A défaut de recouvrer une beauté, l’eau qu’il se passa sur la figure lui permit de se ressaisir. Pardo ne tolérerait pas d’effondrement. Il n’avait d’autre choix que de jouer la comédie. Biaiser avec la réalité. Il s’en sortirait !

Arrivée du train Clairlieu-Eonville en gare d’Eonville, 18 heures 28.

L’écoulement des wagons engendrait la cohue fâcheuse, la foule désarçonnée et le désordre bigarré, un affairement absurde à des fins de retrouvailles improbables. Sur le quai principal, Abdel se faufila entre la cohorte des bagages pour gagner le hall central. Les retrouvailles avec la place Thiers furent sans surprise. Aucun changement n’avait perturbé son agencement depuis sa dernière visite. Les mêmes kebabs et les mêmes sandwicheries encadraient les mêmes hordes de chiens efflanqués, flanqués de Slaves immuablement tatoués et shootés. Abdel les dévisagea avec un mépris souverain. Les manouches et les Gitans lui répugnaient – des dégénérés qui buvaient leur temps dans le plus impie des blasphèmes. Grâce à Dieu, lui vivait en pieux musulman !
Ce rappel pavlovien à ses devoirs sacrés lui arracha un tic de douleur. A rebrousse-poil de son modèle de piété, l’adultère assombrissait son quotidien. La Religion autorisait la polygamie, pas la fornication. Si elle avait appris sa conduite, son épouse aurait obtenu sans peine le divorce. Au mieux, l’imam des Tamaris aurait tranché dans l’intérêt du fils. Abdel y laissait dans tous les cas son crédit. Il avait beau se raisonner, rien n’y faisait. Malgré toutes ses qualités, Aicha lui demeurait indifférente. C’était Samia qu’il aimait.
« Un kebab, s’il vous plaît ! Avec beaucoup de sauce blanche et de piment ! »
L’histoire récente du patron turc arrêté dans le Sud de la France ne le découragea pas. Cinq variétés de sperme avaient été retrouvées dans la sauce. Il faisait humide et froid – pas loin de moins cinq. Le kebab proposait bien une cantine, mais l’appel de la solitude s’avéra plus impérieux que le confort d’un espace chauffé. Abdel se retira à l’écart des grands escaliers qui formaient autour de la place un dénivelé important, au grand dam des commerçants, excédés du bazar de tous les diables qu’occasionnait chez les skatteurs leur défi de sauter la rampe centrale. De temps à autre, dans un fracas assourdissant, un streetkamikaze se brisait avec bonne grâce l’échine sur le bitume.
Le spectacle des cascades de ces casse-cous de l’underground le lassa vite. Il les assimilait à des avatars branchés de SDF bulgaro-roumains. Au contact de la viande grassouillette, le motif de sa venue revint à la charge sans ménagement. Lui qui avait misé son existence sur le projet Arc-en-Ciel venait d’apprendre la plus funeste des catastrophes. Depuis, son horizon se lézardait. Il n’aurait pas dû miser sa vie sur l’Arc. Ce projet grandiose l’avait arraché à son quotidien de mécano et sa double vie de musulman adultérin. A qui la faute ? Aicha n’avait pourtant rien à se reprocher. Pour apprivoiser les contours de son infortune, il essayait de ressasser des réponses lénifiantes sur les desseins impénétrables de Dieu. En bonne logique, il aurait dû épouser Samia. Pourquoi sa famille venait-elle d’Agadir et non de Mekhnès, comme celle de Aicha ?
Le Destin les avait confrontés à cette tragique question dès la terminale, l’année où Jeannot quitta Clairlieu pour Eonville. L’année où sa maman fut embauchée dans l’unique resto africain de la cité lorraine. Le patron cherchait un cordon-bleu pour mitonner les plats traditionnels aux nostalgiques du pays. Après cent entretiens d’embauche, il n’aurait pu mieux tomber. Pour maman Jeannot, ce travail signifiait l’allègement de son quotidien. Efficace quand on élève son fils unique à la force du poignet parce que le papa a fui la paternité en trouvant refuge au Dahomey… Depuis, Jeannot n’avait plus jamais eu de nouvelles de son père. S’était-il remarié ? Avait-il eu d’autres enfants ? Se rappelait-il encore qu’il avait laissé un rejeton en France ?
Pour compenser le départ de ce frère de galère et de fume, Abdel avait trouvé comme exutoire la belle Samia. Cette fille d’immigrés déterminés à s’intégrer revendiquait tout comme lui une identité franco-musulmane en forme de mosaïque. Malheureusement pour Abdel, la conformation aux principes ataviques, condition sine qua non du mariage, s’avéra cruelle : Samia n’était pas originaire de Mekhnès. Sous la pression insidieuse, Abdel se résolut au sacrifice. Il lui coûtait moins d’épouser l’élue de son oncle, une fille de notables du bled, que de déshonorer sa famille. Il avait essayé de positiver. Ainsi répétait-il que l’influence d’Aicha s’était révélée plus que positive. Ne l’avait-elle pas ancré dans la religion en ajoutant à ce premier présent un magnifique fiston ?
Il se reprit du mieux qu’il put. Que valaient ces soucis en comparaison du terrible sort qui le frappait ? Au moment où il avait le plus grand besoin de la Fondation comme exutoire à sa vie écartelée, au moment où l’Arc était sur le point d’ouvrir ses portes, la réputation d’Alain, la dernière branche du trio auréolée de toutes les vertus, se fracassait. Le mythe du saint-capitaliste-au-grand-cœur volait en éclats. Quel scandale ! Comment Abdel aurait-il pu le pressentir ? Des Tamaris au Chamois, la réputation du patron charismatique et décalé prévalait avec une unanimité irréfragable. Jusqu’à la semaine dernière, Abdel adhérait sans réserve à cette version fédératrice.
Coup de tonnerre, coup du lapin. Samia Ben Zeltout fit voler en éclats son aveuglement. Elle n’était pas seulement la maîtresse de cœur d’Abdel. Couronnement logique de brillantes études de droit, un concours enlevé haut la main l’avait expédiée au RM. Le Colonel, bluffé par sa pugnacité, l’avait intronisée à la succession de Klaam. La Suissesse n’était pas éternelle. Il n’était jamais trop tôt de prévoir la relève. Aujourd’hui encore, il en était à se demander quelle mouche avait piqué sa protégée. Quand les RG lui avaient offert la responsabilité du renseignement à Clairlieu, les promesses de carrière royale n’avaient pas pesé lourd face à la perspective de regagner ses pénates.
D’un point de vue professionnel, ce n’était pas ce qu’on appelait une promotion. Samia passait des secrets d’Etat aux potins mondains. De la dernière liaison du rocker français à la mode aux coucheries de l’héritier de la Couronne suédoise, les eaux moins agitées qu’elle ralliait se révélaient tout aussi troubles que les manigances de réseaux islamistes ou les trafics internationaux auxquels elle s’était habituée. Les cancans étaient à présent son carcan. Mais elle avait retrouvé Abdel. Elle préférait vivre au jour le jour et ne pas se poser de questions. Elle avait le temps de la jeunesse et de l’inconscience. Elle ne pensait pas au danger, elle avait appris pour son confort personnel à ne pas se tracasser.
Son quotidien huilé vola en éclats quand la Direction Centrale des Renseignements Généraux diligenta une enquête sur l’Arc-en-Ciel. Se doutait-elle dans quel engrenage elle mettait les pieds ? Selon le rapport initial, Pelletier avait rencontré à plusieurs reprises le sieur Pavlovitch, riche citoyen russe soupçonné de proxénétisme. Pas moins ! Perplexe d’abord, Samia s’était inclinée devant les résultats accablants de sa propre enquête : Pelletier s’était déplacé à deux reprises au Beaufort !
Elle n’était pas au bout de ses surprises. Alexandra Kazan, qui n’avait toujours pas digéré d’avoir été l’une des passades maussades d’Alain, s’était fait une joie de lui fournir des clichés irréfragables : Saint-Alain se levait des pin-ups ! Il y avait le secret professionnel. Il y avait Abdel. Le secret professionnel ne pesa pas lourd par rapport au parfum affriolant du scandale. Les gros titres de la presse étaient déjà prêts : « La double vie d’Alain ! ». Lorsqu’il apprit la nouvelle, Abdel commença par contester comme un beau diable. Puis, devant l’accumulation des preuves intangibles, il dut se rendre à l’évidence. Alors ce fut l’effondrement.
Le kebab fini, il se leva. Dans un instant, Jeannot à son tour tomberait des nues. Lui qui considérait Alain comme un modèle moral… Jeannot avait donné rendez-vous au cabinet de maître Ursule. Le plus prestigieux avocat de la ville était un Réunionnais dont le phrasé impeccable le disputait à l’élégance proverbiale. Le plaideur des causes impossibles, des violeurs et des pédophiles, des sociopathes et des tueurs en série était un Noir ! Engagé à la pointe de la cause africaine, l’inlassable pourfendeur des discriminations, le courageux thuriféraire de l’émancipation africaine représentait pour Jeannot une référence certaine, quoique trop policée selon son goût de banlieusard.
Aux dernières nouvelles, Jeannot avait obtenu un contrat d’embauche chez l’avocat. Cette satanée caboche aux idées dures avait décrété depuis si longtemps qu’il vivrait hors du système qu’Abdel avait accueilli la nouvelle avec des pincettes. Jeannot le boute-en-train n’avait pas seulement le cuir épais. Il maniait haut un verbe irréfutable. Son père ne lui donnait-il plus signes de vie ? Il n’en proclamait qu’avec plus de vigueur ses origines africaines, fût-ce par sa mère, une robuste matrone dont la ténacité n’avait d’égale que la foi en Notre Seigneur Jésus-Christ.
Travailler, c’était entériner l’esclavage, le colonialisme, l’exploitation des Noirs. Jeannot se vivait sur un mode révolutionnaire, doté d’une vision décalée et rebelle du monde. ‘‘La moitié de l’Histoire n’a pas été dite’’, avait-il coutume de répéter. Pour doter ses prétentions de fondements scientifiques, il s’était forgé une religion et une philosophie qu’il revendiquait de l’Egypte antique. Son monothéisme syncrétique présentait l’avantage de remonter à Akhenaton et de rejeter le christianisme, trop connoté occidental, quoi qu’en pense sa mère.
En attendant (il aurait bien été en peine de déterminer quoi au juste), il vivotait chez elle, arrondissait ses fins de mois laborieuses par la programmation hebdomadaire de soirées afro-antillaises, où il cultivait sa réputation de dragueur invétéré derrière les platines de son univers clos. La polygamie avait pour lui valeur de retour aux racines et il était persuadé de l’essence volage de l’homme. En dehors de ses talents de DJ, ce fondu de reggae faisait plus que se débrouiller au football. Un marginal incapable de s’insérer, un paresseux juste bon pour profiter du RMI et des largesses du système ? En tout cas, il avait tellement intériorisé ses rêves de grandeur africaine que son quotidien banal de jeune noir des Chardonnets était trop étroit pour lui.
Il était prêt à tout pour légitimer ses revendications africaines et leur donner une dimension dépassant la grisaille des barres HLM. Il s’était créé un monde parallèle à celui de l’Occident et recueillait, avec une application frisant l’obsession, toutes les informations s’opposant au « système ». En gros, tout ce qui contribuait à promouvoir une vision de l’Afrique tirant sa positivité de la critique radicale de l’Occident. Son meilleur ami sur Eonville, Toni l’Iranien, l’avait captivé pour d’autres dispositions que son éloignement des conventions sociales. Fumeur de marijuana, disciple de Zoroastre, cet Iranien de haute souche se montrait incapable de faire comme tout le monde. Il faut dire que son parcours de réfugié politique apatride plaidait en faveur d’un puissant décalage.
Lui qui avait dilué en surdoué ignoré sa scolarité erratique dans l’immersion informatique aurait aussi bien pu finir à la DST qu’en prison. Sa découverte de la pensée libertaire comme mode à penser lui avait ouvert des horizons insoupçonnés. Il en était devenu paranoïde, persuadé que la vérité était cachée et passait par la démystification des complots qui endeuillaient la bonne marche de l’humanité. Pour avoir l’image d’un rebelle, l’opposition à l’Occident était bienvenue et souhaitée. Son histoire tourmentée d’opposant à la Révolution iranienne contraignait Toni à une surenchère doctrinale pour ne pas se trouver soupçonné de compromissions avec la superpuissance américaine et avec les cultures européennes que l’on chargeait de toutes les responsabilités esclavagistes et colonialistes.
Il employait le plus clair de son temps à empiler les preuves corrosives des outrages de l’impérialisme occidental. Toni était trop intelligent pour céder aux sirènes de l’islamisme. Pour se doter d’une cohérence universelle, il s’était fait altermondialiste tendance modérée et critique. Du coup, il fourmillait de propositions constructives et d’informations pertinentes. Sans lui, jamais Jeannot ne se serait initié aux adresses subversives de la Toile. Les deux compères s’étaient fait une spécialité de compiler les preuves corrosives de la face cachée de l’Occident. Chez Jeannot, cette quête tournait à la monomanie compulsive : seuls les éléments touchant à l’Afrique acquéraient pour lui de l’intérêt. Il était très fier d’avoir découvert le visage réel de la décolonisation, les manipulations des réseaux affairistes travesties sous la générosité et l’altruisme.
Toni était son mentor et son modèle politique. Un beau matin, il avait appris que le grand Ursule cherchait un enquêteur-informaticien capable de traquer sur la Toile les informations qui lui faisaient défaut dans ses plaidoiries. N’ayant rien à perdre, il s’était présenté. Il avait décroché le CDI, agrémenté d’un bon salaire à la clé. Cette embauche avait changé sa vie. Nanti d’un train de vie de cadre, il était passé de l’autre côté de la barrière et se trouvait du côté de la classe émergente des immigrés promis à la discrimination.
Quand Maître Ursule lui avait signalé le mois précédent qu’il cherchait un déménageur pour mettre la main sur ceux que la police manquait délibérément, il avait tuyauté Jeannot. Ce dernier avait plus que besoin de s’insérer dans la société. Ursule lui offrait cette possibilité unique. L’avocat était un des hérauts de la discrimination positive. Avec lui, Jeannot était assuré d’être jugé sur pièce. Il avait embauché Jeannot à l’essai. Un loufiat de banlieue semait la terreur aux Chardonnets. Plainte avait été déposée par des riverains excédés. Jeannot avait ramené le bougre… Plus qu’un CDD, la moitié d’un CDI pour un Ursule totalement épaté.

Cabinet de maître Ursule, 34, rue des Loups, 19 heures 07.

Maître Ursule occupait le spacieux rez-de-chaussée d’un hôtel particulier du centre-ville, la réalisation la plus accomplie de l’Ecole d’Eonville selon nombre d’avis éclairés, que la Ville mettait en valeur pour tirer parti de l’impact touristique qui commençait à se créer autour de son centre historique. C’était la première fois qu’Abdel s’y rendait. Intimidé par le faste, lui dont l’univers se limitait trop souvent au quotidien des Tamaris, il avança jusqu’à la salle d’attente, un ancien boudoir reconverti en salle d’attente pour revues d’un autre âge. Il n’eut pas le temps de s’asseoir qu’une balle de tennis en piteux état échoua contre ses baskets délavées.
Abdel : – Jeannot, imbécile ! »
La paillasse hilare de Toni dans l’embrasure de la lourde porte de bois massif apporta un démenti immédiat à son imprécation.
Abdel : – Jeannot est pas dans le coin ?
Toni : – Il est en entretien avec maître Ursule. Va falloir attendre un peu, mon gars !
Abdel : – C’était pas de l’enfume, son job ?
Toni : – Du sérieux sérieux, tu veux dire ! Maître Ursule lui a filé sa chance. Il reste plus à sa mère qu’à me bénir ! Un féca ?
Abdel : – Cimer, je suis assez speed comme ça ! »
Jeannot apparut sans crier gare. Il ne s’embarrassa pas de congratulations.
« Hey, Abdel, ramène ta sale face de miskine, on s’arrache au Griot !
Abdel : – Qu’est-ce qu’y t’arrive ? On fébou sans palabres maintenant ?
Jeannot : –Toni, tu suis le mouve ?
Abdel : – Attends, faut qu’on parle en tête à tête…
Jeannot : – C’est quoi, le plan gay que tu me fais ?
Abdel : – Tu crois que c’est le moment de brécham ?
Jeannot : – Et si Toni se pointe au dessert, tu claques aussi un câble ?
Toni : – Les gars, on est plus des gosses, moi, c’est pas un problème…
Abdel : – Non, on aura fini. »
Le Griot se présentait comme un restaurant dont l’unique pièce, exiguë et oblongue, servait en fait de bar pour Africains-à-la-nostalgie-du-pays-chevillée-au-corps.
Abdel : – Ta rem bosse encore dans le resto ?
Jeannot : – Depuis qu’elle est tipar à la retraite, c’est plus la même bouffe, toi-même tu sais ! Mais on aura la paix pour tchatcher tranquille. »
Il partit commander l’apéritif. Il revint du bar nanti d’une Flag De Luxe, la grande bière africaine dont il raffolait. Comme Abdel, religion oblige, ne buvait jamais d’alcool, il avait choisi un Coca.
Abdel : – T’as commandé quoi pour bouffer ? J’ai la dalle grave !
Jeannot : – Un diep !
Abdel : – C’est pas khalouf, au moins ?
Jeannot : – Je rêve ! C’est poisson ! Bon, le cachottier, t’accouches ou je lance la césarienne ? Je te signale, t’as même pas souhaité bon Noël !
Abdel : – Dans la religion, y’a pas de Noël !
Jeannot : – Ma parole, t’es plus facho que Jean-Marie ! LA religion ! Y’en a qu’une, la tienne ?
Abdel : – On revient à nos moutons ? Je suis speed, toi aussi, mais tu le sais pas encore !
Jeannot : – On est pas venus pour fébou et goleri un coup ?
Abdel : – Saoule pas, tu sais très bien que c’est pour l’Arc… Sinon, j’aurais pas empêché Toni de se pointer !
Jeannot : – Vas-y franco, la mayo grimpe pour pas cher !
Abdel : – Do you remember Samia Ben Zeltout ?
Jeannot : – Ta pineco de Montaigne ? C’est quoi, le rapport ?
Abdel : – Elle bosse aux RG…
Jeannot : – C’est ça, l’annonce du siècle ? Toi, je te vois venir, mon salaud : si c’est pour m’annoncer que tu te l’es refaite en loucedé et qu’Aicha t’a cécoin en fatche… »
Abdel rougit comme une pastèque trop mûrie. Jeannot n’aurait pas pu deviner plus juste. Bien entendu, il s’en tira par de farouches dénégations.
« Ma parole, t’es vraiment un grand malade ! Si t’arrêtes pas de gober des cachetons, tu vas…
Jeannot : – Mais c’est qu’il se vénère, le gaillard ! Jure que c’est pas vrai, on discutera après !
Abdel : – On se voit juste à la mosquée pour prier !
Jeannot : – Une mosquée, c’est le pire plan drague, je te signale…
Abdel : – Vas-y, blasphème pas ! Sans elle, je te signale, jamais j’aurais pécho mes infos de gueudin…
Jeannot : – Le KGB a infiltré Clairlieu ? J’attends toujours !
Abdel : – Alain nous la fait à l’envers…
Jeannot : – Sans blague ! Il est patron la nuit et électricien le jour ?
Abdel : – C’est sérieux, man…
Jeannot : – Tu sais pas qu’il faut jamais gober le baratin des gos ? Si Alain délire, je veux bien être curé ! Et même imam, c’est pour dire !
Abdel : – Fais gaffe à ce que tu dis ! Sami bosse aux RG ! C’est pas l’Ecole du Cirque ! Elle a pondu un rapport, je l’ai pas lu, mais… Man, je suis dégoûté que ça parte en couille !
Jeannot : – Je comprends pas… Tu… Tu vas charger Alain, c’est ça ? Après ce qu’il a fait pour nous ?
Abdel : – T’enflamme pas seul tout ! Tant que t’y es, Sami a monté une enquête bidon…
Jeannot : – Qu’est-ce j’en sais, moi ? Sois juste carré, parce que je te décode mal ! »
Abdel n’eut pas le temps de sortir les munitions. La serveuse apporta les thiéboudiennes comme un dérivatif provisoire à un problème qui ne pourrait éternellement être différé. Abdel changea d’expression en la dévisageant. Son corps de mannequin jurait avec sa tête de transsexuel.
Jeannot : – Arrête de téma comme un crevard, sinon elle va se la ouèje starlette du coin !
Abdel : – J’ai pas de temps à perdre avec tes délires ! Elle m’a interrompu, l’autre grognasse ! Sami a été chargée par ses boss d’enquêter sur les fréquentations cheloues de Pelletier. Un Russe pas clair…
Jeannot : – Alors, c’est pas Alain, tu vois ?
Abdel : – Au début, c’est ce que Sami croyait aussi ! Et puis, tu me crois ou pas, elle est remontée à Alain ! Et elle a bien dû s’incliner devant l’évidence…
Jeannot : – « Elle a bien dû s’incliner devant l’évidence »… Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu parles comme la reine d’Angleterre ou tu nous ponds un scénar pour Al Pacino ?
Abdel : – C’est quand que tu m’écoutes ? Les RG sont pas des charlots ! Sami a pondu une enquête ! Alain a reçu le Russe dans son bureau !
Jeannot : – Qu’est-ce tu chantes ? C’est moi qui bois et c’est toi qu’es ivre, ma parole ! Si je t’écoute, Clairlieu, c’est Hoover&Co ! Pendant que t’y es, sors les clichés, je cours mater L.A. Confidential !
Abdel : – Samia m’a montré les photos !
Jeannot : – Attends, que je me branche… Des photos de cul bien auch ?
Abdel : – Tu crois pas si bien dire, raclo ! Alain s’est tapé une lopessa de la jet. Le gars se la donne grande vertu et…
Jeannot : – Gars, qu’est-ce tu fais, y’a maldonne ? Et Betty ? Jamais Alain…
Abdel : – Si je te dis que le témoin s’appelle Alexandra Kazan et qu’elle se venge parce qu’il l’a larguée en fatche, tu me traites toujours de mytho ?
Jeannot : – La bombasse de la télé avec les nibards siliconés ?
Abdel : – Si Alain part en couille, l’Arc est out… Et Alain part en couille !
Jeannot : – Pas possible ! T’imagines comme il se prend le chou pour la Fondation ? Elle ouvre le mois prochain ! On va commencer les missions ! Ca serait du n’importe quoi, son histoire !
Abdel : – Je vois que tu commences à capter ! Moi aussi, j’ai été sonné au début ! Mais faut se rendre à l’évidence ! Et je t’ai pas tout dit ! Tiens-toi bien, sinon c’est le KO direct : les RG le convoquent le mois prochain à Paname… Alain est grillé, il pourra pas se défiler ! Samia me l’a cer-ti-fié ! Qu’est-ce qu’il va répondre aux questions des enquêteurs ? L’enfume, ça a qu’un temps ! Là, ça va mieux, tu piges ? »
Jeannot comprit tellement bien qu’il s’affaissa sur sa chaise.
Jeannot : – Comme on dit chez nous, un keum vire pas caïman sans piment ! Pour partir en vrille à ce point, il nous cache une galère grave ! Faut l’aider, on est ses potos, oui ou non ?
Abdel : – Tu veux quoi ? Il garde tout pour lui ! Walou pour ses potos ! On va pas le faire cracher sous la torture non plus ! C’est sa vie, hein ? Moi, je croyais que c’était un ami et je sais plus à qui j’ai affaire, alors…
Jeannot : – C’est pas possible, il doit y avoir un truc… A nous de le sortir de la nasse !
Abdel : – On pourrait pas mettre Ursule sur le coup ?
Jeannot : – Laisse, il va nous prendre pour des teubés nés ! C’est pas le bon numéro !
Abdel : – Et Toni, avec la répute de hacker que tu lui bichonnes, y’a pas moyen qu’il s’occupe…
Toni : – Les gars, on vous entend jusque sur le trottoir, faudrait calmer votre joie… »
Ils sursautèrent. En reconnaissant Toni, ils ne prirent même pas la peine de plaisanter. Ce dernier se montra même inquiet de la consternation qui les éreintait comme de vieilles blessures mal cicatrisées.
Toni : – Qu’est-ce qui vous arrive ? Ma parole, à voir vos chetrons, on jurerait que z’avez dikave le yeti !
Jeannot : – Commande-toi un demi et rapplique ! Faut qu’on cause ! »
Toni ne se fit pas prier. Il revint avec une bonne Flag. Il avait eu le coup de foudre quand Jeannot la lui avait fait découvrir.
Toni : – Quelqu’un me dit ce qui se passe ? »
Mis au parfum par Jeannot, Toni tira à son tour une tronche de quinze mètres de long.
Toni : – Des histoires de gueudin comme ça, c’est des coups à suspecter sa meuf de taffer pour la CIA !
Jeannot : – Et si les RG se plantaient ?
Toni : – Ca serait trop gros, trop beau… Les RG… Ursule bosse avec eux ! Je peux vous dire, c’est du lourd ! C’est pas de ce côté que vous trouveriez une enfume !
Abdel : – On est dans un plan Voici, quoi ? Alain se tape les tepus et mène une double vie et nous la fait patron vertueux et engagé ! Moi, je suis calmé !
Jeannot : – On peut toujours se tourner les cepoux sept cents ans et attendre la suite comme des planqués. Y’a pas moyen, faut se magner le cul, maintenant !
Toni : – Déjà, votre Pavlovski, je le fume à ma sauce Google, parole de Toni !
Abdel : – Pavlovitch !
Jeannot : – Ca me fait ièche de suspecter Alain sans lui en toucher un mot…
Toni : – Les gars, causez-lui, à votre poto ! On a l’impression que vous flippez juste pour l’Arc. Faites pas les ienches !
Abdel : – L’Arc, c’est walou pour moi ! Sur le Coran, y’a qu’Alain qui me soucie ! »
Au fond de lui, il n’était pas loin de penser le contraire, sans pouvoir en convenir. Son amitié avec Alain, il l’avait vécue comme une formidable opportunité pour trouver un autre horizon que celui de son quotidien terne.
Jeannot : – Si ça se trouve, c’est juste une meuf ! Le reste, c’est cette baltringue de Pelletier qu’a tout manigancé…
Abdel : – Les gars, pour en avoir le cœur net, faut le capter au plus vite ! Vous voyez une autre possibilité ?
Jeannot : – Et tu fais comment pour balancer la purée ? Tu te pointes la gueule enfarinée et tu lui demandes quelle somme il place dans les call-girls à la fin du mois ?
Toni : – Y’a bien un moment où faudra lui cracher la purée… Autant pas traîner…
Abdel : – J’ai juré sur ma tetè de rester muet comme une tombe…
Jeannot : – On fera pas les fatches avec Alain, c’est moi qui vous le dis ! »

Le Circus, Principauté de M***, 19 heures 15.

Quand Alain revint des toilettes, il était prêt à jouer la comédie que Pardo attendait. L’eau sur le visage lui avait prodigué un avatar bienvenu de fraîcheur. Entre Pavlovitch et Pardo, les deux alternatives à sa dette, s’ébauchait un trouble jeu dont il sortirait gagnant. En voyant l’ébauche de sourire et les yeux brillants qui avaient remplacé la mine blafarde, Pardo retrouva sa contenance.
Pardo : – Alors, remis de tes émotions ? T’aurais vu ta tête, on aurait juré que je t’annonçais la catastrophe du siècle ! C’est incroyable, ce décalage ! J’étais certain que t’allais sauter au plafond ! Qu’est-ce qui t’arrive ? T’as des soucis ? Un déca pour te remettre ?
Alain : – Merci… Si tu te mettais à ma place cinq minutes ! Imagine le choc ! Je ne pouvais pas m’attendre à cette cata… Je veux dire ce nirvana ! C’est l’émotion ! Je suis tout groggy !
Pardo : – Me dis pas que t’hésites ? Ou alors c’est moi qui ne comprends plus rien à la vie ! Tu veux que je t’explique combien je me suis décarcassé pour toi ? Je t’apporte sur un plateau l’affaire du siècle, le coup fatal, celui qui te change la vie ! Pour toi, finies la dette et la pression ! Réfléchis, peuchère !
Alain : – Qu’est-ce que tu vas imaginer ? Bien sûr que je nage au septième ciel ! Je t’ai dit, c’était l’émotion ! La pression qui retombe ! J’ai mal géré le coup, c’est des choses qui arrivent ! Je suis un grand émotif, un hypersensible à fleur de peau ! Parle-moi plutôt de mon sauveur, je ne sais même pas à quoi il ressemble…
Pardo : – Ah, tu me rassures ! Je commençais à ne plus rien saisir ! Enfin un brin de cohérence ! Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je me suis conduit comme un père pour toi ! Feliciggiani&Frères Ltd., ça te dit quelque chose ?
Alain : – Vaguement… »
Il n’avait jamais entendu prononcer ces initiales.
Pardo : – Lucien est à la tête d’un portefeuille dont l’unité de base se chiffre en milliards de dollars…
Alain : – Tu comprendras que je rencontre ce monsieur pour juger sur pièce…
Pardo : – Non seulement je te comprends, mais ta prudence tombe à pic : il proposait de faire ta connaissance courant janvier… »
Alain demeura sans voix. Les choses s’enchaînaient à une telle vitesse qu’il flairait l’anguille sous roche. Pourquoi ce Feliciggiani mettait-il une telle célérité à le rencontrer alors qu’il n’avait manifesté aucun intérêt jusqu’à présent ? Repoussant ses atermoiements légitimes, Alain voulut poser des questions pour apaiser son anxiété. C’était le meilleur moyen de conjurer la peur de l’inconnu. Pardo ne lui en laissa pas le temps. Après avoir consulté sa montre, il enchaîna, catégorique.
« Une dernière peccadille avant de filer, parce que l’avion me passe sous le nez si je ne prête pas garde à l’heure qui défile ! »
Alain se raidit, redoutant que la spirale des bonnes nouvelles accouche d’une nouvelle déconvenue.
Pardo : – C’est au sujet des quatre millions…
Alain : – Une peccadille ? Tu en as de bonnes !
Pardo : – Façon de parler ! J’ai exposé dans ses grandes lignes à Feliciggiani ton projet associatif.
Alain : – Je ne sais pas si tu aurais dû ! Depuis quand des types comme lui perçoivent-ils la philanthropie comme une activité viable ?
Pardo : – Tu veux rire ? Ton projet l’a tellement enthousiasmé qu’il ne parle plus depuis que de sponsoriser la Fondation. Il envisage même de reconvertir ta dette en investissement à hauteur de trois millions, c’est te dire…
Alain : – A ce point ?
Pardo : – Et ce n’est pas tout ! En cas de coopération appropriée, le million restant pourrait être effacé. Je te le dis entre nous, hein, mais si tu assures la baraque, l’issue ne fait pas l’ombre d’un pli ! Tu penses, pour un type de cette dimension, un million de plus ou de moins, c’est de l’enfantillage… »
Pardo s’arrêta, soulagé d’avoir récité sa leçon sans encombres. Il s’était contenté de répercuter les consignes transmises par Klaam. Il avait accompli la mission qui lui était impartie. Il pouvait plier boutique. Alain imagina l’euphorie qui gagnerait Abdel et Jeannot en apprenant la manne. Elle s’offrait comme une providence ! Alain changea de contenance. C’était certain, ses amis n’en croiraient pas leurs oreilles ! Du coup, il troqua son abattement pour la joie.
Pardo : – Enfin un sourire ! Je commençais à ne plus rien piger ! Ma parole, toi et l’Arc ne font qu’un !
Alain : – C’est ma vie, je te signale ! »
Alain s’était exprimé avec la candeur du gosse esquissant ses rêves. Pardo n’eut pas le temps de peaufiner sa partition duplice qu’un haut-le-cœur agita son quintal allègre.
« Peuchère, mon transfert ! »
En bon Méridional, il trouva cependant le temps pour prodiguer la rituelle bise d’adieu.
« Surtout, pas de folies avec Pepita, hein ! Tes fredaines de chaud Latin me sont revenues aux oreilles ! Un de ces quatre, on prendra le temps d’aborder le chapitre de ta conduite, histoire de t’en acheter une bonne ! »
Pardo évanoui, Alain commanda deux pure malts, qu’il avala goulûment pour se calmer. Les nouvelles censées lui changer la vie n’avaient dégagé que partiellement son horizon personnel. Pavlovitch à présent inutile, il se retrouvait plus désemparé que jamais, coincé entre deux investisseurs antagonistes, dont l’un était inopportun. Faire marche arrière ? Il était trop tard. Jamais il ne pourrait expliquer à Pavlovitch qu’il ne souhaitait plus son concours dans la surenchère des terrains de haute montagne. Même le bon Pelletier n’aurait pas compris ! Le mensonge et la menace continuaient de le poursuivre de leur acharnement.
En même temps, toutes les nouvelles n’étaient pas funestes. Le mécénat de Feliciggiani signait la revanche des Tamaris sur les nantis. Alain n’était pas peu fier de payer son écot à la banlieue en installant le siège de l’Arc en plein cœur de la cité. Cette contribution se situait dans la droite lignée de ses idéaux de grandeur et de générosité. La tête enfiévrée d’idéaux, ne sachant plus à quel saint se vouer, il fila à l’aéroport. Le grésillement de son portable le coupa dans son élan et le ramena sur terre : Pepita le relançait ! Il abrégea.
Alain : – J’ai une affaire sur le feu, je ne puis traîner davantage, je suis déjà à l’aéroport… Inutile de t’inviter au Chamois ! Un séjour en haute montagne doperait ton organisme de rêve ! »
Sitôt raccroché, déjà oubliée !

Aéroport de M***, 19 heures 58.

Au moment où il inondait la file déserte des premières classes de sa morgue nobiliaire de nanti, son portable le porta au comble de l’exaspération. Il avait beau passer son temps au bout du fil, il pestait avec conviction contre les incivilités engendrées par les portables. Il crut que Pepita perdait les pédales et se prenait déjà pour sa maîtresse officielle. Passablement maussade, il déchanta un cran davantage en identifiant l’appel. C’était Betty… Comment n’avait-il pas reconnu la mélodie personnalisée de la sonnerie ? La voix de sa femme l’insupportait déjà !
Betty : – Deux jours sans nouvelles, tu aurais pu te signaler…
Alain : – Comment vont les enfants ?
Betty : – Ta mère envisage de nous réunir avec Luc et Helena après-demain pour la nouvelle année…
Alain : – Dîner avec la mijaurée chez ma mère ? Tu n’y penses pas !
Betty : – C’était une idée à ta mère, je n’allais pas refuser !
Alain : – Tu as appelé Luc pour confirmer le dîner ?
Betty : – La soirée du Réveillon ?
Alain : – Ne te rends pas plus bête que tu n’es, veux-tu ? J’ai déjà fort à faire !
Betty : – Les affaires ne te réussissent pas, c’est moi qui te le dis… Tu cries, on ne comprend rien ! Je ne suis pas responsable de ton stress ! »
Frisant déjà avec les combles de l’exaspération, il détacha chaque syllabe comme s’il s’adressait à une demeurée.
« Peux-tu, oui ou non, con-fir-mer que nous dî-ne-rons ce soir com-me pré-vu au Grand-Hôtel ? Le temps me manque pour m’en occuper moi-même ! »
Une invitation ? Confuse de sa méprise, Betty changea de ton.
« Au Grand-Hôtel ? Je ne savais pas que tu me réservais une telle surprise…
Alain : – Je rêve ! Il s’agit de Luc, pas de toi ! Depuis le temps, tu devrais savoir que nous nous retrouvons chaque semaine ! Il se trouve que ce soir, c’est son tour de me recevoir… Au Grand-Hôtel, justement ! »
Betty ravala sa déception. Elle aurait tant aimé retrouver le parfum suranné des sorties imprévues et du bon vieux temps, l’époque où son histoire avec Alain n’était qu’une douce mélopée sans nuage. Craignant une sortie agressive, elle se reprit bien vite.
Betty : – Quelle heure dois-je annoncer ?
Alain : – Neuf heures, le temps que je me pose !
Betty : – Moi qui espérais passer la soirée…
Alain : – Je t’avertis que ce n’est pas le moment de me casser les pieds avec tes caprices ! Tu n’oublieras pas de passer la commission, au moins ? »
Exaspérée, elle explosa.
« Vu ton comportement, j’estime que ma présence à ta soirée BA bobo n’est pas indispensable… Tu t’y débrouilleras bien mieux sans moi !
Alain : – Ah, ça, je ne te le fais pas dire… J’ajouterai que ce ne sera pas une grosse perte ! »
Il coupa, repu de sa grossièreté replète. La nullité qu’il prêtait à sa femme justifiait d’avance les plus inqualifiables de ses foucades. Dans le fond, cette désaffection l’arrangeait. Betty manquait d’affectation pour le monde. Sa candeur jurait avec l’esprit du Chamois, où seules importaient les paillettes.
« Nous vous souhaitons un agréable voyage, monsieur ! »
Il passa devant la caissière sans prêter attention à sa voix fadasse et mielleuse. Alors qu’il s’attachait à correspondre au plus près à l’incarnation de la classe et du savoir-vivre, un grésillement, celui de trop, manqua de lui faire perdre sa contenance d’homme du monde surfant sur la vague de l’enchantement optimal. Encore Betty ? Décidément ! Il s’empourpra sous le coup de la colère et réprima la rage qui l’agitait. Il brûlait de briser son portable contre le sol et de le piétiner. C’était insupportable, inadmissible, injustifiable ! Cette bécasse s’était-elle donné le mot pour lui faire rater son vol ? Hors de lui, il ne se rendit même pas compte qu’il vociférait dans le haut-parleur.
Alain : – Quelle puérilité ! Tu cumules ! Tu me tapes sur le système ! Tu as juré ma perte ! Tu… »
Hors de lui, il s’interrompit, incapable d’ajouter le moindre mot. L’indignation qui le secouait menaçait de dégénérer en insultes. Le blanc qui suivit sa sortie furibarde et incontrôlée le déstabilisa. Aurait-il commis un terrible impair en se trompant sur l’identité de son interlocuteur ?
Abdel : – Qu’est-ce qui t’arrive ? Je suis pas ta bonniche !
Alain : – C’est Jeannot ? »
Malgré l’erreur cocasse, il finit par reconnaître la voix d’Abdel. Il s’empara du lapsus pour s’en tirer à bon compte. Dans le fond, il n’était pas fier d’avoir exhibé une facette peu reluisante de sa personnalité. Il tenait tellement à l’exemplarité devant ses amis !
Alain : – Abdel ? Tu tombes au poil, j’allais t’appeler !
Abdel : – Ca baigne ?
Alain : – Pas vraiment…
Abdel : – Un souçay ?
Alain : – Tu m’as confondu avec Jeannot…
Abdel : – Toujours en train de bronzer, farceur ?
Alain : – Plus pour longtemps : je suis à l’aéroport ! Et toi, Eonville, bien ?
Abdel : – T’es ouf ? La Lorraine sans soleil, ça va cinq minutes ! J’ai retrouvé mes pénates, la montagne et la lumière !
Alain : – Jeannot, ouèche ?
Abdel : – Il va pas traiter ! Il s’est fait pistonner pour taffer chez maître Ursule !
Alain : – L’avocat ? Ma parole, il a cartonné, le gadjo !
Abdel : – Grâce à Toni, tu sais, son pote iranien ? Bon, tu rentres quand ? Faut qu’on se voie !
Alain : – On dit demain ?
Abdel : – T’y es pas, ça urge salement ! T’as bien cinq minutes ? On s’enchaîne chez Mahdi un tandoori en 5/5 ?
Alain : – Ca va être chaud ! Je t’explique le programme : à neuf plombes, je bouffe avec Luc au Grand-Hôtel ; à onze, j’enchaîne au Chamois la soirée caritative et dans la nuit, je retrouve au Baquoual un client pour traiter d’un dossier urgent…
Abdel : – Qu’est-ce tu vas foutre au Baquoual ?
Alain : – Un flambeur du Chamois monte un truc de dingue…
Abdel : – Il s’appelle comment, le keumé ?
Alain : – Laisse béton, Pavlovitch, ça te dira rien ! »
Cette réponse recoupait de manière implacable les accusations portées par Samia. Alain s’était coupé sans s’en douter !
Abdel : – Sans déconner, on se rencarde pour onze piges ?
Alain : – Taf taf alors, parce que Malebrac produit la soirée pour Chic TV. T’imagines si je la kèn ?
Abdel : – La journaliste ?
Alain : – C’est ça ! Trêve de plaisanterie… »
Les preuves étaient si accablantes qu’Abdel raccrocha, le cœur lourd.
Alain : – Bislahma ! »
Il sourit chichement. Au milieu des épreuves, l’importance vitale de ses amis historiques se dégageait avec un relief tragique. A eux aussi, il avait menti ! De rage, il sortit son billet et le tendit à la caissière. Il eut envie de boire. Il eut envie de sniffer. Il eut envie d’abandonner. Il eut envie de s’abandonner.

Le Grand-Hôtel, Clairlieu, 21 heures 00.

Une demi-heure que Luc prenait sur ses nerfs. La conversation d’Alain n’était pas une sinécure ! Alain profita de cette coïncidence pour débiter un de ces poncifs dont il possédait mieux que personne le secret.
Alain : – La fondue asiatique est un pur délice ! »
Resservie pour la troisième fois, sa remarque exhalait les relents d’un mauvais réchauffé. Heureusement, l’apéritif touchait à sa fin.
Luc : – Ca tombe bien, j’ai en rayon ta recette fétiche… »
Alain : – En ce moment, la choucroute marine emporte mes suffrages… »
Luc ne pouvait deviner que les goûts de son frère s’étaient ajustés à Malebrac depuis que le plus sûr baromètre de la mode VIP en avait fait son plat préféré. Derrière sa façade détendue, Luc le connaissait trop pour ne pas ressentir le malaise sourd que son visage dégageait.
Luc : – Toi, tu couves quelque chose ! C’est la victoire de Scwaeinstig qui t’a épuisé ?
Alain : – Tu ne devineras jamais l’expérience unique que je viens de vivre ! J’ai rencontré per-son-nel-le-ment Scwaeinstig ! Tu te rends compte ? Et tu ne devineras jamais le pire ? Il est venu au Chamois ! En personne ! Au moment où j’assistais à la réception annuelle de la duchesse de Valmont !
Luc : – Mazette, j’ai le privilège ineffable de contempler Sa Majesté Alain Ier dans toute l’étendue de sa Splendeur Mondaine !
Alain : – Au vu des résultats du week-end, tu ferais mieux ! Une nouvelle fois, le Chamois écrase la Grange… »
C’était le nom de la discothèque ouverte par Luc pour concurrencer le Chamois.
Luc : – Il fallait bien te laisser la première place dans un domaine ! »
Alain ignora la perfidie.
Luc : – Assez perdu de temps ! Venons-en à nos affaires !
Alain : – Les affaires, les affaires, toujours les affaires ! Avec toi, il n’y a que ça qui compte, ma parole…
Luc : – Dois-je te rappeler qu’il était prévu que nous abordions ce chapitre ?
Alain : – Lenoir n’a pas daigné me contacter ! Question délicatesse, on a déjà fait mieux, tu conviendras…
Luc : – Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat : c’est moi qui ai insisté pour t’en informer le premier. Ne va pas faire d’histoire là où il n’y a rien de répréhensible !
Alain : – De toute manière, je suis débordé ! La Fondation absorbe toute mon énergie…
Luc : – Je m’en doutais ! Tout ce qui ne tourne pas autour de l’Arc te répugne comme s’il s’agissait d’activités criminelles ! Laisse-moi seulement te brosser les enjeux de la question, nous passerons ensuite aux frivolités. Au moins, entre nous, les malentendus éventuels seront dissipés ! Notre relation est plombée par trop d’incompréhension depuis la reprise de l’héritage de notre défunt père ! Selon le… »
Au lieu de prêter attention à la synthèse que Luc brossa avec un art consommé de la problématisation, Alain dégusta une bouchée de viande nappée de fondue en pensant à Pepita. A présent qu’il ne l’avait plus sous la main, il aurait fait n’importe quoi pour coucher avec elle.
Luc : – … pour une mise de quatre millions d’euros. »
Alain releva la tête mollement. Il n’avait rien écouté ! De toute manière, il était tranquille sur ce sujet, Pelletier l’avait mis au courant. Pour contrefaire l’intéressé, il fit l’intéressant.
Alain : – Les bénéfices seront importants ?
Luc : – Après construction, le rapport passera du simple au triple.
Alain : – Moi, ce n’est pas mon problème…
Luc : – Je m’en doutais. Je t’en touchais juste un mot par transparence, si d’aventure un terrain retenait ton intérêt, je ne sais pas moi, pour l’Arc-en-Ciel, par exemple… »
Alain étouffa un bâillement intempestif.
Luc : – L’appel d’offres se clôture le 30 au soir.
Alain : – Dois-je te rappeler que mon attention est entièrement absorbée par la cérémonie caritative de ce soir ?
Luc : – Rassure-toi, j’ai rappelé à Lenoir que tu ne courais qu’après le futile… »
Pour encaisser la pique, Alain fondit sur le restant de fondue. Manger lui permettait d’oublier. Il avait besoin de digérer. A force de mentir, il avait oublié où sa tête en était. Luc voulut clarifier une bonne fois pour toutes la situation en obtenant d’Alain la confirmation définitive que l’immobilier constituait sa chasse-gardée.
« Ton silence vaut-il acquiescement ?
Alain : – En guise de dessert, j’opterai pour les profiteroles.
Luc : – C’est tout toi, cette remarque ! Je t’entretiens d’événements de la plus haute importance, et tu me parles chocolat ! »
Alain haussa le ton avec exaltation. Se mesurer à Luc était l’étalon à l’aune duquel il évacuait la pression.
« J’ai mieux à faire dans l’existence que de parler immobilier ! Au cas où tu l’aurais oublié, Chic TV couvre la soirée caritative...
Luc : – Tranquillise-toi, Pelletier s’est occupé de cornaquer l’événement du siècle !
Alain : – C’est tout toi, cette remarque ! Toujours à me lancer à la tronche tes vacheries avec l’air de ne pas y toucher ! »
Luc ne s’attendait pas à ce qu’Alain s’enflamme avec une telle célérité mâtinée d’ironie. Pour calmer le jeu, il se radoucit en singeant son ton pince-sans-rire.
« Helena s’est engagée à assister à la soirée. Peux-tu m’en rappeler le déroulement ?
Alain : – Tu n’es pas au courant ? Juliette de Malebrac ouvre ses Mondanités par le Chamois. Un concept révolutionnaire, qui connaîtra son couronnement pour le Réveillon ! Mais je garde pour moi la surprise… Nous ne sommes que deux à être dans la confidence : Jean-C (entendre Pelletier) et moi ! »
Luc leva les yeux au ciel. Il avait acheté la paix des braves au prix du plus pesant des compromis ! Les explications interminables étaient lancées…

Le Beaufort, Clairlieu, 21 heures 34.

L’événement de la saison ? Un panel d’arrivistes branchés et de mannequins arbitrait les élégances du Tout-Clairlieu ! Les commerçants ne parlaient que des frasques de ces Russes un peu rustres, avec lesquels, puisqu’ils avaient eu le bon goût de remplacer avec avantage les princes arabes, on pouvait se montrer d’une mansuétude sans fond. Dans le chalet qu’il avait retenu pour la saison, une imposante construction aussi laide que spacieuse, Pavlovitch s’était réservé l’aile pour ses aises et sa tranquillité. Sa cour n’avait qu’à festoyer à son aise dans le bâtiment principal. Lui était venu pour travailler ! Le business, comme il le répétait à satiété dans son sabir médiocrement polyglotte. Sa dernière rencontre avec Pelletier l’avait gonflé à bloc. Le bras droit d’Alain lui avait annoncé le lancement de la transaction.
« Adriana ? »
Une reine de beauté affectée passa la tête à travers l’encablure.
Pavlovitch : – Le temps est venu de passer à l’action…
Adriana : – Le fruit est mûr ? »
Contrairement aux délices que laissaient entendre sa plastique vénale, elle ne s’était pas donnée à Pavlovitch. Ce dernier se serait bien gardé d’effleurer un seul de ses cheveux. Après la prestigieuse Ecole pétersbourgeoise de traduction, Adriana Svetlana avait choisi une voie lucrative. La prostitution rapportait plus gros que l’interprétariat – à condition d’en élire le luxe. A condition de cibler le bon créneau. Jamais elle n’aurait succombé à l’avanie des palaces. Elle n’était pas dupe. Cette pente menait à la pouf-pour-milliardaires. Les libidineux friqués, les dentistes obsédés, les avocats en quête de transgressions distribuaient l’argent, ils ne prodiguaient pas le pouvoir. Le créneau porteur, celui qui garantissait de la réussite, résidait dans l’alliance du sexe et de la manipulation. Piéger les adversaires les plus retors ; soutirer les informations ultraconfidentielles sur l’oreiller ; délivrer au besoin les prestations corsées.
Plus efficace qu’un espion, plus diabolique qu’un poison, elle représentait l’arme absolue pour ceux qui voulaient obtenir par la séduction ce que la force interdisait. Karpak n’avait pas traîné à la remarquer. Impressionné par sa réputation de tigresse amorale du monde des affaires, il l’avait enrôlée à son service exclusif. Il ne s’était pas trompé. S’acquittant des missions spéciales qu’il lui confiait avec rigueur et brio, elle représentait le meilleur espion du pays quand lui en incarnait la meilleure assurance-vie.
Si Pavlovitch avait eu le privilège de travailler pour cette Intouchable, il le devait à ses prérogatives. En tant que haut responsable de la division prostitution chez Karpak&Cie, il régissait l’importation des femmes des Républiques asiatiques de l’ancienne URSS, leur formation à Saint-Pétersbourg et leur expédition sous pli recommandé sur les trottoirs de la riche Europe. L’an passé, ses résultats brillants, les meilleurs de la division, lui avaient autorisé certains privilèges. Parmi ceux-ci, Karpak l’avait récompensé de ses bons et loyaux services en lui octroyant, pour blanchir ses dividendes en Occident, les services gracieux d’Adriana.
Celle-ci n’avait pas tardé à jeter son dévolu sur une fin digne d’intérêt. Ce serait Alain Méribel, l’impayable patron du Chamois, qu’elle n’aurait pu manquer lors de son séjour le mois dernier à Clairlieu. Lors de leur descente au Chamois, nonobstant Karpak, Alain l’avait dardée de ses flèches lubriques avec la naïveté d’un adolescent attardé. Un top model en compagnie d’un oligarque, c’était, selon les critères du patron branché qu’il se figurait incarner, le comble de la sensualité.
Pavlovitch : – Pelletier m’a confirmé la nouvelle : Alain sera l’invité d’honneur de notre grande soirée au Baquoual…
Adriana : – Son arrivisme sert nos intérêts à merveille !
Pavlovitch : – Votre rôle est tout désigné : vous vous présenterez à lui comme la courroie de transmission indispensable contre les risques d’indiscrétion. Cette proposition a reçu l’accord enthousiaste de notre fine mouche…
Adriana : – Pelletier ?
Pavlovitch : – Ainsi, vous aurez tout loisir de travailler avec Alain…
Adriana : – Je ne doute pas un seul instant de son empressement à m’ouvrir les portes de son intimité !
Pavlovitch : – Surtout, qu’il ne vous prenne pas pour une gourde made in Chamois ! Fidéliser l’olibrius représente le moyen le plus fiable de le coincer !
Adriana : – Je vous remercie de vos conseils, mais les sangsues me sont familières. D’ordinaire, j’éprouve les pires difficultés à me débarrasser des anciens clients ! Une fois mordus, ils ne peuvent plus se passer de ma compagnie…
Pavlovitch : – Dans ce cas précis, c’est ce que nous pourrions rêver de meilleur !
Adriana : – Comment comptez-vous le coincer ?
Pavlovitch : – La poudre…
Adriana : – Je crains de mal vous comprendre…
Pavlovitch : – C’est pourtant limpide ! Alain se ravitaille en coke auprès du dealer attitré de Clairlieu – un certain Romuald…
Adriana : – Je rêve ! Vous n’envisagez quand même pas de me faire sniffer votre dope ?
Pavlovitch : – Un rail n’a jamais tué personne ! Une fois les preuves de sa cocaïnomanie en votre possession, le tour sera joué…
Adriana : – Trop risqué !
Pavlovitch : – Quelle dommage ! La prime se serait révélée consistante…
Adriana : – Je ne discuterai pas bénéfices en dessous de dix pour cent… A prendre ou à laisser !
Pavlovitch : – Dites donc, vous ne vous mouchez pas avec le dos de la cuillère !
Adriana : – Normal : il n’entre pas dans mon habitude de prendre de tels risques !
Pavlovitch : – Laissez-moi vous expliquer !
Adriana : – Que faites-vous de mes exigences contractuelles ?
Pavlovitch : – 8% – n’en parlons plus !
Adriana : – Marché conclu, je suis à vous – du moins le temps de cette mission !
Pavlovitch : – Après la visite de courtoisie que nous lui avons rendue, le dealer d’Alain a tout avoué !
Adriana : – Comment êtes-vous tombé sur lui ?
Pavlovitch : – Depuis qu’il a fait son trou entre les duchesses et les starlettes, Romuald se prend pour un initié du Gotha. En état d’ivresse, il se montre peu avare en confidences, surtout quand un arrivage de nymphettes en provenance de Saint-Pétersbourg le borde…
Adriana : – Je vois ! Votre colonie d’allumeuses a encore fait des ravages…
Pavlovitch : – C’est vrai, j’aurais dû récompenser la bimbo à l’origine du scoop : désormais, grâce à son art de la séduction, Alain se trouve à notre botte !
Adriana : – Je commence ma mission quand ?
Pavlovitch : – Ce soir, contentez-vous de flirter ! Surtout, aucune coucherie !
Adriana : – Il était convenu que je ne passerais à l’action qu’à la soirée du Réveillon, et encore, seulement pour les clichés !
Pavlovitch : – Je ne suis pas en train de vous dire que je suis revenu sur ma parole ! J’ai fait venir de Saint-Pétersbourg une caméra intégrée dans une montre de joaillier. Il vous suffira de régler l’heure pour, sur une simple pression du bouton, déclencher son ouverture.
Adriana : – Attendez… Vous escomptez que je filme le Nouvel An ?
Pavlovitch : – Je vous rassure, seulement le sexe et la dope ! Avec ces pièces, nous ferons de lui ce que nous voulons… »
Il eut un mauvais sourire qui défigura l’harmonie placide de ses traits.
Adriana : – Ma mission sera alors terminée… Je vous avoue que ce type d’imbécile n’est pas très excitant et que j’ai hâte de passer à un contrat plus gratifiant.
Pavlovitch : – C’est pourtant vous qui l’avez ciblé !
Adriana : – Je ne pouvais pas vous faire de plus beau cadeau ! Un héritier aussi loyal dans son vice, ça ne court pas les rues… »

Domicile de Luc et Helena, Clairlieu, 22 heures 30.

Chez les Méribel, l’ostentation avait valeur de péché. Habiter un chalet cossu n’était moral qu’à condition de se présenter dépourvu d’affectation.
Luc : – Cette fois, pour l’appel d’offres, c’est confirmé : Alain n’est pas concerné !
Helena : – Du moins est-ce ce qu’il déclare ! En ce qui me concerne, chat échaudé craint l’eau froide, comme vous dites en France…
Luc : – Les mondanités concentrent l’intégralité de son attention. Ce soir, il n’en a eu que pour Malebrac !
Helena : – D’après ce que j’ai entendu, cette raseuse est passée à la télé…
Luc : – Tu n’étais pas au courant ?
Helena : – Le confondrais-tu avec les nymphettes de la presse people ?
Luc : – Que vas-tu chercher ? Je te signalais seulement que Malebrac sévissait sur le câble depuis l’ouverture de Chic TV…
Helena : – Tu me tranquillises ! Je redoutais une des conquêtes dont ton frère a le secret.
Luc : – Tu parles de ma famille, je te rappelle !
Helena : – Oh, ça va, tu ne vas pas te mettre à la langue de bois ! A part les petits fours et leurs accessoires, peux-tu recenser quels intérêts préoccupent ton frère ? »
Luc soupira.
« Que crois-tu ? Rien ne m’insupporte autant que ces attrape-nigauds dont il s’entiche ! Ces soirées infectées de bons sentiments représentent une perte de temps pure et simple…
Helena : – Ne sois pas si raide ! Les assemblées ont du bon en termes de rencontres et d’échanges… »

Sha’dwich, Clairlieu, 22 heures 30.

Le vieux Mahdi tapota de la paume de sa main sur le comptoir.
« Je ferme dans une heure ! »
Il était las.
Abdel : – Une seconde, Alain se pointe !
Mahdi : – Je n’en mettrai pas ma main à couper ! C’est un homme occupé, maintenant. Il n’est plus celui que nous avons connu… »
Abdel acquiesça avec amertume. Mahdi ne croyait pas si bien dire ! La nostalgie n’eut pas le temps de les submerger qu’Alain arriva en trombe.
« Mille excuses, je suis à la bourre !
Mahdi : – A la bonne heure ! Abdel se désespérait… »
Des fêtards de la jet set interrompirent ces salutations balbutiantes. Le Sha’dwich représentait pour les nightclubbers branchés le prélude exotique augurant d’une soirée réussie au Chamois, où la jeunesse bien née venait humer avec une fascination superficielle l’odeur sulfureuse de la racaille. Mahdi accorda l’exclusivité de son attention à cette promesse d’un chiffre d’affaires positivement arrondi. Se sentant de trop, Abdel s’énerva.
« Viens, on dérape dans la cuisine… »
De nouveau à son aise loin des snobs et de leur flatulence morale, il posa sur une assiette les sandwiches poulet sauce tandoori, la recette préférée du trio, celle qui avait établi le succès du Sha’dwich.
Alain : – J’ai pas passé mon week-end à M*** pour des clopinettes ! Je rapporte dans mes valises un projet qui va révolutionner l’Arc grave ! Un investisseur a tilté sur notre Fondation ! Il est prêt à sortir le pactole, des millions, man, et…
Abdel : – Y’a plus urgent, tu crois pas ?
Alain : – Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que je te prends la tête ! T’as plus la tête à…
Abdel : – C’est toi qu’as d’autres priorités, en ce moment !
Alain : – Qu’est-ce qui tourne pas rond ? Explique-toi !
Abdel : – Toi !
Alain : – Je… je capte plus…
Abdel : – Et moi ? Faut dire, avec toi, c’est pas facile !
Alain : – Où est le blème ?
Abdel : – Le blème ? TU as un problème !
Alain : – Je vois pas de quoi tu causes… C’est quoi, cette parano ?
Abdel : – Vas-y, fais pas le naze, je suis pas ton daron, ni un saint ! T’as dépassé certaines limites, tu crois pas ?
Alain : – Ecoute, je ramène le casse du siècle et…
Abdel : – Arrête ta mytho de charclo, gadjo ! Moi, je suis ton tepo, j’y vais franco, sinon on sortira jamais du blèmepro. Alexandra Kazan, ça te dit quel topo ? »
A son nom, Alain se décomposa. Perdu pour perdu, il était préférable d’avouer le superflu pour mieux escamoter l’essentiel.
« C’était sous la pression ! Une erreur à la con ! J’avoue mes péchés !
Abdel : – T’as tout foutu en l’air ! Et c’est pas tout… Comment on fait, maintenant, pour la Fondation ?
Alain : – Aucun souci, tu flippes pour tchi ! Sur ma tête ! Fais-moi confiance, bordel ! C’est quand même pas une gonzesse qui va nous faire flancher… »
Au lieu de l’écouter, Abdel s’affaissa. Désormais, le poulet pouvait refroidir, le tandoori serait toujours trop amer. Alain, en croyant se défendre, l’avait enfoncé dans sa propre culpabilité. Il n’eut pas l’air de s’en rendre compte et s’emberlificota dans des justifications tirées par les cheveux. Sans le savoir, il avait tapé dans le mille.
Alain : – Tu comprends, depuis la grossesse, Betty a plus autant besoin de sexe… Moi, j’étais pas préparé aux regards des meufs, la thune et tout ! Quand une bombasse t’allume, c’est plus fort que toi, t’es humain ! Maintenant, j’ai honte, je sais plus où me mettre… »
Il se contint pour ne pas éclater en sanglots. Ce déballage intime résonna chez Abdel comme l’écho sardonique et sordide à ses propres faiblesses.
Abdel : – Si c’était que ça… »
Il faillit ajouter : « Je sais ce que c’est ! ». Alain ne lui en laissa pas le temps.
Alain : – Betty est un ange, tout est de ma faute…
Abdel : – Et tes deales ? »
Alain crut qu’Abdel faisait allusion à sa cocaïnomanie. Il ne trouva rien de mieux à opposer comme démenti qu’un sourire aussi niais que farouche. Pareille confession aurait constitué l’aveu de trop.
Alain : – Qu’est-ce tu chantes ?
Abdel : – Comme si t’étais pas au courant !
Alain : – Vraiment, je te jure que je vois pas de quoi tu veux parler…
Abdel : – Dans ce cas, prépare-toi à déguster : t’as les RG au train ! Ils ont leurs raisons, et pas qu’une ! Déjà, c’est qui, ce Pavlovitch ? Je sais même que Pelletier l’a rencontré plusieurs fois et que tu l’as reçu… Chapeau pour ces fréquentations cheloues ! Tu leur diras quoi, aux RG, quand ils auront ta bobine en garde à vue ?
Alain : – Les RG ? »
Il tombait des nues.
Abdel : – Atterris, pingouin ! C’est la fin de la piste ! T’es convoqué en janvier pour t’expliquer ! Qu’est-ce qu’elle devient dans ce delbor, la Fondation ? T’imagines le temps qu’on a bossé, l’investissement, et tout et tout ?
Alain : – Il est où, le problème ? Pavlovitch, je le connais juste comme un investisseur. Le contrat de partenariat qu’on a signé ensemble repose sur des bases 100% légales ! Les RG peuvent rappliquer, j’ai rien à me reprocher ! Pour l’Arc, un investisseur est prêt à aligner trois millions.
Abdel : – Qu’est-ce tu dis ? »
Alain profita de l’étonnement d’Abdel pour faire diversion.
Alain : – Tu crois que j’ai été me trimballer à M*** pour les beaux yeux de la F1 ?
Abdel : – Arrête ton char, t’en es accroc jusqu’à la mœlle !
Alain : – Je te demande pardon, j’avais rencard pour la Fondation ! »
Devant son air indigné, Abdel renifla, indécis.
« T’es en train de me dire que la Fondation ouvrira sans faute ? Quoi qu’il arrive ?
Alain : – Les bâtards derrière ces ragots… Tu piges pas le malaise ? On me fait payer mon engagement aux côtés des opprimés et vous, vous tombez dans le panneau ! »
Abdel baisse la tête en signe de contrition.
Abdel : – Avec Jeannot, on savait pas, on était à l’ouest ! On s’est dit qu’y fallait que tu saches.
Alain : – Toi, tu m’as suspecté ?
Abdel : – Man, l’enquête venait des RG…
Alain : – Comment t’as pu consulter un rapport des RG ? C’est pas le genre de ketru qui traîne sur un banc public !
Abdel : – Je peux pas te dire. J’ai juré devant Dieu de garder le secret ! »
Alain recracha son dernier morceau de poulet et prit un ton affecté et cérémonieux.
« Toi, tu cacherais les fatches qui crachent sur ma chetron dans le dos ?
Abdel : – Vas-y, dis pas n’imp’!
Alain : – Parce que je délire en plus ?
Abdel : – On fait comment pour te cracher sur la gueule dans le dos ? »
Alain éluda cette question de logique élémentaire.
Alain : – Pour la confiance, les gars, chapeau, z’êtes en dessous de tout, c’est moi qui vous le dis !
Abdel : – T’enflamme pas, on a juste cru que t’étais cécoin dans une galère de ouf ! On voulait te tirer les vers du nez !
Alain : – Pas de bile, vieux ! Je reconnais mes conneries passées. Maintenant, je suis un mec clean à 200 % ! T’en dirais autant, toi ? »
Abdel avala péniblement sa salive.
Alain : – J’ai retenu la leçon : je tromperai plus Betty et je cèderai plus aux sirènes du système. Ce qui me fait ièche, c’est que t’as cru que j’allais bazarder la Fondation ! C’est ma life qu’est dedans, t’es ouf dans ta tetè ? »
Abdel éclata de rire.
« Comme tu le dis, ça va mieux ! Tu peux pas t’imaginer comme j’ai flippé ma race ! Putain, je savais plus à qui j’avais affaire… Les doubles cefas, ça fait péfli !
Alain : – Franchement, tu me vois fricoter avec la mafia ? Les RG ou les keufs peuvent rappliquer, je les recevrai de pied ferme. Je te le dis, moi ! »
Abdel se sentit terriblement embarrassé. Non content de s’être fourvoyé, ses reproches à l’encontre d’Alain se retournaient contre sa personne avec l’effet cinglant et retors du boomerang. Ne restait plus qu’à recoller les morceaux.
« J’appelle Jeannot et je lui explique l’embrouille !
Alain : – Désolé, je dois m’éclipser sans plus tarder… »

Le Chamois, Clairlieu, 23 heures.

« Sommes-nous prêts, oui ou non ? »
Juliette de Malebrac dégoulinait de morgue obséquieuse. Sa maquilleuse s’affairait pour lui prodiguer tant bien que mal, et plus mal que bien, la pâle compensation de son élégance déficiente. Le cadreur lança le compte à rebours.
« Cinq secondes... »
Mue par le sentiment de son importance audiovisuelle, elle réajusta en dernier recours sa mèche, prête à arroser de son babillage goulu le spectateur avide.
« Chers téléspectateurs, vous vous trouvez en direct du Chamois. Pour ceux qui ne le sauraient pas encore, Mondanités consacre sa quinzaine hivernale à la découverte de cette discothèque dont le patron emblématique, Alain Méribel, distille en ce lieu historique une authenticité en total décalage avec le batifolage parisien. Au bord des pistes, rire et bonne humeur montagnarde sont de mise. »
Joignant l’image à la parole, le cameraman s’empressa d’exhiber en témoignage d’authenticité les spécimens de postérieurs les plus affriolants qui se trémoussaient sur la piste avec une complaisance avantageuse.
« Une interview nous permettra d’appréhender au plus près la personnalité de ce patron pas comme les autres, ce cœur altruiste qui brûle de changer le cours du monde. Ce n’est pas un hasard si la ravissante Violetta, l’épouse du célèbre milliardaire suisse Laurent Eichmann, et son amie Yasmina Worda, la diva libanaise que l’on ne présente plus, ont choisi l’antre des réjouissances de la haute montagne pour organiser leur Grande Tombola en faveur des Enfants du Liban. »
La camera centra le gros plan sur une brune à la fraîcheur vivifiante.
« Violetta, pour ceux de nos auditeurs qui ne vous connaîtraient pas encore, vous êtes la fille du grand banquier Pietro Guardelli, une légende de la haute finance. Nos téléspectateurs seraient ravis de prendre part à la magie de votre rencontre avec le célèbre Eichmann.
Violetta : – Nous nous sommes rencontrés dans une galerie d’art à Florence. Laurent est amoureux de Botticelli, tout comme moi…
Malebrac : – Comme nos téléspectateurs peuvent le constater, vous n’êtes pas seulement ravissante, votre âme recèle les perles du romantisme le plus pur. Votre mariage n’est vraiment pas banal. Faites-nous profiter de votre histoire…
Violetta : – Je vais vous faire une confidence : les artistes m’inspirent avec une intensité que nul ne peut concevoir ! Quoi de plus étonnant ? Ma jeunesse fut bercée de la mélopée enivrante de l’opéra italien… »
Elle s’appliquait à préserver dans l’impeccable déroulement de sa diction châtiée une fine pointe d’accent piémontais.
Malebrac : – Rappelez-nous le sujet de votre thèse en histoire de l’art soutenue à l’Université de Bologne ? »
Par pure convenance, Violetta se rebiffa, fière d’exhiber ses titres universitaires.
« Je ne suis pas ici pour rappeler mes modestes titres ! Yasmina vous expliquera plutôt le fonctionnement de notre soirée-tombola.
Malebrac : – Vous me faites frémir d’avance : vous êtes si délicieuse ! La voici justement qui arrive ! »
Léger contre-braquage. La diva inspira longuement, comme si elle était sur le point de se lancer dans un récital inoubliable.
« Lorsque l’Association pour les Enfants du Liban m’a contactée, je n’ai pas hésité une seule secooonnde !!! Il est si natureeel de mettre sa notoriété au service d’une cause nooooble quand on a la chaannce d’appartenir aux privilégiééés ! Dieu m’a fait don d’une Voooix ! Il était normaaal de renvoyer l’ascenseur ! Pour l’organisation, je savais compter sur la générosité sans faille d’Alain Méribel.
Malebrac : – Cette précision tombe à pic pour notre transition. Après la page de publicité, nous découvrirons en effet la personnalité exceptionnelle de ce patron au grand cœur et à l’engagement constant en faveur des opprimés. Ici Juliette de Malebrac, pour Chic TV ! »
A la table d’honneur, Eichmann paradait en compagnie de son vieux complice Axelos, le mari de Yasmina Worda, la plus fieffée crapule que les conseils d’administration aient engendrée. Luc et Helena, en retrait, brûlaient secrètement de les rejoindre dans leur réussite pécuniaire.
Eichmann : – L’excellent champagne nous console d’ores et déjà de la défection télévisuelle de nos femmes…
Axelos : – Les bulles sont nuisibles à la bonne marche du système nerveux.
Eichmann : – Décidément, Constantin, vous ne changerez jamais ! Quand vous amuserez-vous ? Dans la tombe ? »
Vexé, le Grec se claquemura dans les tourments bilieux de son humeur de cacique misanthrope. Pour ne pas se retrouver seul, Eichmann se rabattit sur Luc.
Eichmann : – Serais-je devenu si vieux que vous ne me reconnaissiez pas ? Votre père me fut, dois-je le rappeler, une vieille connaissance !
Luc : – Je n’osais vous interrompre…
Eichmann : – Quelle exquise attention ! Comment se porte l’héritier de la famille Méribel ?
Luc : – L’appellation est quelque peu présomptive !
Eichmann : – Allez ! Comme si votre frère appartenait à l’Establishment ! Croyez en mon expérience, il est certains signes qui ne trompent pas. Les décideurs ont toujours discerné lequel des deux frères façonnait un groupe digne de ce nom… »
Aux premières loges, Helena buvait du petit lait. Sur la piste, un top model divertit l’attention fluctuante d’Eichmann.
« Auriez-vous remarqué la délicieuse silhouette de cette jeune femme qui folâtre sur la musique ? »
Helena fronça les sourcils, choquée de cette entaille aux bons principes.
Axelos : – Voyons, Laurent, à votre âge…
Eichmann : – Allons bon, le diable est encore vert !
Luc : – Jessica Lenoix !
Eichmann : – Selon certaines voix, elle en pincerait pour les beaux yeux de l’héritier de la Couronne qatarie…
Axelos : – En voilà au moins un qui ne perd pas son temps !
Helena : – Je le trouve d’un laid !
Eichmann : – Vous êtes trop dure ! Tout le monde n’a pas la chance d’avoir marié un homme de la trempe de Luc !
Axelos : – Elle l’aime peut-être pour son je-ne-sais-quoi…
Helena : – Au moins est-elle présente ! Ce n’est pas comme ma belle-sœur qui n’a même pas pris la peine de se déranger…
Luc : – Si Betty tient en horreur les mondanités, il s’agit de son droit le plus strict !
Helena : – Me crois-tu frivole au point de me commettre avec les écervelées de la jet set ? Je n’ai fait le déplacement que pour les orphelins du Liban ! »
Son grain d’irritation déterra son accent australien. Eichmann s’amusa à souffler sur les braises.
« Luc, votre attention grand seigneur vous perdra, prenez garde ! Votre femme a raison. La télévision ne tient pas lieu de curriculum vitae…
Axelos : – J’espère que les ragots qui courent sur son compte ne sont que de viles rumeurs…
Eichmann : – En tout cas, il s’amuse comme un petit fou !
Luc : – Mon frère est demeuré un grand enfant. »
Eichmann l’entreprit à part.
« Le véritable patron serait Pelletier…
Luc : – C’est tout à fait exagéré ! Mon frère a su s’entourer, c’est un signe qui ne trompe pas.
Eichmann : – Allons, Luc, pas de ça avec moi ! Sans Pelletier, que serait devenu le Chamois ?
Luc : – La générosité de mon frère se situe au-dessus de tout soupçon !
Eichmann : – Dieu l’a récompensé ? »
En temps normal, ce blasphème aurait indigné Helena. Mais sous l’impulsion de sa religion véritable, l’Argent, elle tint sa langue.
Eichmann : – Alain se sert du Chamois à des fins dévoyées. Rien que d’y penser, j’en suis malade !
Luc : – Les lois du partage m’interdisent de me plaindre !
Eichmann : – Tôt ou tard, vous récupérerez votre part usurpée ! »
Le chahut les interrompit. Alain venait de faire son entrée sous les ovations de la clientèle. Alain le populaire, Alain le généreux, Alain le tiers-mondiste… Devant le succès que suscitait son apparition, Helena frémit de rage. Malgré son empressement, il fit le détour pour saluer Luc.
Alain : – Tout va pour le mieux ?
Luc : – Cette soirée se révèle une somptueuse réussite !
Alain : – Malebrac m’attend. Je suis déjà en retard !
Luc : – Qu’est-ce que tu fabriquais ?
Alain : – Je mangeais un morceau avec Abdel… Au Sha !
Luc : – Je vois… Toujours tes fréquentations douteuses ! Tu ne changeras décidément jamais ! »
Alain ne releva pas. L’envie de s’attarder à la table d’honneur ne le dévorait pas. Helena avait même eu l’impudence de ne pas le saluer. Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur cet accueil glacial que Pelletier le cueillit au vol.
« Urgence ! »
Eichmann, qui n’avait pas perdu une miette de la scène, se tourna vers Luc.
Eichmann : – Que vous disais-je ? »
Luc baissa les yeux. Alain était loin. Près de la piste aux étoiles ?
Pelletier : – Eichmann et Helena n’ont cessé de déblatérer contre vous. Vous devriez vous méfier, le jeu de votre frère n’est pas net !
Alain : – Que voulez-vous dire ? »