lundi 23 février 2009

29 décembre 199*.

La Rigole, Clairlieu, 0 heure 30.

En contrebas de la piste la plus fameuse de Clairlieu, le théâtre des opérations où s’était déroulée la descente olympique, Alain, frigorifié, faisait les cent pas pour éviter de se transformer en statue de glace. La brisure nocturne avait eu raison de son élégant pardessus en peau de yack. Heureusement, un cliquetis mécanique abrogea la brume. Même en retard sur l’horaire initial, les chenilles du remorqueur demeuraient bienvenues. Il frissonna d’impatience.
Après l’interview avec Malebrac, il avait sniffé pour ne pas s’effondrer de fatigue. Un rail pour conjurer la pression. A présent, il frisait l’outerview ! Son discours de bravade devant les caméras avait laissé place au véritable sentiment qui l’habitait, la peur irrépressible d’une descente des RG. Contrairement à ses dénégations éhontées, les révélations d’Abdel l’avaient terrorisé. Il se sentait épié jusque dans les moindres recoins de la station. Ils le suivaient, ils le filaient, il les imaginait travestis sous les traits les plus familiers. Helena ? Pelletier ? Eichmann ? Qui fomentait les fils de la machination ? Les raisons objectives de lui en vouloir ne manquaient pas ! Même Luc pouvait à bon droit être soupçonné. Et ce n’était que le début ! Ses desseins légitimeraient encore ces sombres intentions dans un futur imminent ! Demain retentissait déjà, avec une précipitation prémonitoire, l’heure des mensonges, des trahisons, des comptes pas ronds. Il essaya de se changer les idées. Le boucan que promettait le raout au Beaufort le changerait de son décor sombre.
L’aphasie qui avait frappé le chauffeur, une brute épaisse, ne contribua pas à l’apaiser. Que signifiait cette impertinence ? Avait-il honte de son français qu’il ne desserrait pas les mâchoires de l’ascension ? Enfin se dessinèrent les contours d’une imposante bâtisse. Sur la terrasse, une ribambelle de trentenaires ivres transpirait l’énergie de la débauche. Transcendés par leurs tenues munificentes, ils bravaient le froid avec une crânerie frisant l’inconséquence.
L’arrivée d’Alain ne suscita parmi eux aucune réaction. Ils l’avaient assimilé au menu fretin du personnel. Bien qu’il n’en laissât rien transparaître, Alain se montra d’autant plus froissé que l’impair découlait de la pure inadvertance. Certes, il n’attendait pas que l’Alliance Secrète qu’il avait conclue avec Pavlovitch soit dévoilée sur tous les toits, mais il escomptait certains égards. Après tout, n’était-il pas l’invité de marque de Pavlovitch ?
Très vite, l’ambiance le dérouta. Les jeunes femmes riaient trop fort. Les jeunes gens se montraient trop décontractés. Un serveur surchargé de collations alcoolisées s’approcha avec trop d’empressement. Pour se débarrasser de la commande, Alain opta pour un Bourbon. En attendant, il était congelé. Un radiateur lui permit d’épancher sa solitude. Pavlovitch brillait par son absence. Pour le meilleur et le pire, la coke l’avait projeté dans une dimension où les phénomènes étaient amplifiés jusqu’à atteindre une résonance obsessionnelle. La honte et le scandale qui suivraient une descente des RG au Chamois le troublèrent. Son évocation lui fit prendre conscience qu’il ne se relèverait pas d’un lynchage médiatique.
L’ovation crépitante qui décomposa ses hantises ne laissa pas de doute sur l’apparition. Pavlovitch soignait sa démarche de mouton râblé. En apercevant Alain, il changea de direction et de contenance pour lui sauter dans les bras. Bien qu’Alain essayât mollement de se dégager, il n’était pas mécontent de tenir sa revanche mondaine.
Pavlovitch : – Votre absence pleurait ! »
Leur familiarité médusa l’assemblée. Quels étaient les états de service de cet individu pour que l’Empereur lui réserve un accueil aussi intime ? Au bout de quelques minutes, la réponse se propagea avec la célérité d’une traînée de poudre. C’était le patron du Chamois ! Tous s’exclamèrent : on s’y était si souvent rendu, on s’y était tant amusé, et l’on ignorait jusqu’au nom de son maître d’œuvre !
Pavlovitch : – Monsieur Pelletier porte bien le Chamois ?
Alain : – Je ne m’attarderai pas. La soirée d’ouverture m’appelle !
Pavlovitch : – Vous avez tombolé ?
Alain : – Le clou de la soirée est encore à venir : un bal costumé d’inspiration vénitienne !
Pavlovitch : – J’adore les travestis ! »
Alain eut toutes les peines à garder son sérieux.
Pavlovitch : – Ma plus fidèle collaboratrice mouillera à vous connecter.
Alain : – Je vous demande pardon ?
Pavlovitch : – Mon assistante brûlerait que vous la montiez. »
Devant l’ahurissement d’Alain, Pavlovitch comprit qu’il s’était mal exprimé. Sa méprise provoqua une lueur candide dans le regard.
Pavlovitch : – Ma langue est amère depuis que ma mère a la langue française…
Alain : – Vous plaisantez ? Je rêverais de m’exprimer en russe comme vous maniez le français…
Pavlovitch : – Adriana interprète très bien mieux le français que moi… Elle est traduite dans plusieurs langues !
Alain : – Une interprète serait effectivement la plus sage des solutions.
Pavlovitch : – Adriana vous baise en avance ! C’est plus sûr ! »
En guise de connivence, il délivra dans la foulée un léger signe du pouce. Alain ne tenait plus en place.
Alain : – Où sont les toilettes ?
Pavlovitch : – Dans le fond de l’accoudoir… »
Le besoin d’un nouveau rail s’était manifesté de manière pressante pour évacuer la tension et recouvrer l’illusion réconfortante de la facilité… Miracle ou mirage ? En sortant des toilettes, la dope avait fait son effet. La sono déversait avec le sentiment du devoir accompli les tubes du moment. Alain ne s’en offusqua pas : c’était toujours plus palpitant que les bavardages. Sous le déluge des décibels, on suintait de bonheur, on irradiait de fadeur.
La coquette somme que laisserait tout à l’heure la troupe des braillards dans l’escarcelle du Chamois fit ses délices. Loin de la désenfler, cette pensée accéléra le rythme lancinant de sa monomanie. Pas de doute, les RG lui avaient collé un agent au train ! L’invitation au Baquoual tombait au pire moment. La venue de Pavlovitch au Chamois serait enregistrée par tous les mouchards qui cherchaient à le renverser…
Il n’eut pas le temps de filer les variantes de sa gamberge sur le mode majeur qu’une splendeur comme seuls les films de Hollywood savent en produire de temps à autre le divertit instantanément de ses tourments. Il ne la reconnut pas de suite. Soudain, il mit un nom sur la sculpturale maîtresse de Karpak ! Incroyable ! Pour une coïncidence, c’était une coïncidence ! Sous l’effet du souvenir, son désir se raviva. Il le contrôla du mieux qu’il put. Le souvenir tutélaire d’Alain rôdait dans les limbes tourmentés de sa conscience. De peur de trahir sa parole, il se contenta de reluquer avec discrétion. Sans s’offusquer de ce manège qui crevait les yeux, Pavlovitch s’approcha, très agité.
« Adriana pleure de vous entreprendre ! Je ne peux plus l’étreindre… Vous devez la combler !
Alain : – Je ne demande pas mieux, à condition que vous satisfassiez aux présentations !
Pavlovitch : – Je charge ! »
Ne croyant pas si bien dire, il l’entraîna au pas de course vers la jeune femme. De dos, elle ressemblait à une statue de sel. Quand elle se retourna, son front bombé et ses pommettes saillantes diluèrent chez Alain des résolutions trop laborieuses pour se révéler pérennes. Des siècles de cosmopolitisme disparate avaient poli l’ambre hâlé de son teint sucré avec l’ardeur d’une patine magnanime. Ses yeux, deux amandes énigmatiques, palpitaient au gré des caprices d’une ardeur aphrodisiaque. Quant à ses mains élancées, elles prolongeaient la ciselure de sa taille cambrée dans une harmonie troublante. En apercevant Alain, elle adopta le demi sourire quasi mystique de l’Aurige.
Pavlovitch : – Adriana interprète la française. »
Alain n’eut pas le temps de relever la tête que son ami s’était éclipsé à l’autre bout de la salle. Le mieux qu’il trouva pour se donner un semblant de contenance fut de reluquer ses lacets.
Adriana : – Alors, comme cela, c’est vous, monsieur Méribel ? »
Qu’une splendeur de cette classe prononce son nom le laissa pantois. Il palpita de suavité.
Alain : – C’est bien moi ! »
Bien que râpeuse, sa langue ne fourcha pas.
Adriana : – Allons sur la terrasse… Je n’aime guère cette ambiance survoltée. »
Des imbéciles heureux s’y esclaffaient sans discernement ni mesure. Par crainte de passer pour un mufle, il prit le taureau par les cornes.
« Vous officiez comme traductrice, si du moins j’ai tout suivi du sabir de ce cher et inimitable Pavlovitch ?
Adriana : – Je me trouve en Europe pour seconder monsieur Pavlovitch.
Alain : – En tout cas, votre français est une pure merveille !
Adriana : – Cela vous changera de mon employeur ! »
Quand elle souriait, deux merveilles de fossettes transfiguraient son visage en scintillement incandescent. Pour se réchauffer, Alain haussa le ton.
« Permettez, il fait au moins plus de moins dix… Malgré tout, vos talents de polyglotte me tiennent chaud au cœur !
Adriana : – L’Ecole d’Interprétariat de Saint-Pétersbourg est la meilleure du pays.
Alain : – Le russe, le français… Votre arc enchanté comporterait-il une autre flèche ?
Adriana : – Je m’exprime également en anglais. Dans les affaires, ce sont des conditions nécessaires.
Alain : – Avez-vous remarqué le scintillement de la Voie Lactée ? La nuit en altitude offre des spectacles grandioses…
Adriana : – Seriez-vous poète à vos heures perdues ?
Alain : – Je préfère les chansons !
Adriana : – Vous ne goûtez pas la lecture ?
Alain : – Peu, ou alors seulement celle des journaux sportifs…
Adriana : – Vous pratiquez un sport ?
Alain : – Malheureusement, le temps me manque pour me fixer dans une discipline stable… »
Elle se rapprocha. Il s’aperçut, effaré, qu’il lui arrivait à peine à l’épaule. Elle le darda d’un regard intense.
« Monsieur Pavlovitch vous a-t-il communiqué les modalités de notre collaboration ?
Alain : – J’avoue n’avoir pas saisi toute leur subtilité…
Adriana : – Il est devenu trop dangereux de vous retrouver ! »
Il approuva avec fougue.
« On ne se montre jamais assez prudent !
Adriana : – Désormais, si vous n’y voyez pas d’inconvénients, je me chargerai des massages…
Alain : – Je vous demande pardon ? »
La jeune femme se troubla et redoubla de confusion.
Adriana : – Je ne sais plus où être mise : ma langue a fourché !
Alain rougit.
Adriana : – Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, il serait préférable que nous travaillions dès ce soir pour continuer nos avances…
Alain : – Les détails sont les éléments les plus importants d’une négociation, je tiens ce sage conseil de mon pauvre père…
Adriana : – C’est le grand professionnel qui témoigne de son expérience incomparable ?
Alain : – N’exagérons rien !
Adriana : – Vers quelle heure puis-je passer ?
Alain : – C’est-à-dire qu’avec la tombola, vous savez…
Adriana : – Les hommes importants sont toujours débordés ! »
Il tira sa montre.
« Une heure et demie ? Je ne saurais m’attarder davantage ! Les basses besognes du Chamois me réclament !
Adriana : – Voilà ce que c’est qu’être l’homme à la mode de Clairlieu ! »
Loin de protester avec une fausse modestie de bon aloi, il enfila son pardessus avec une gourme ridicule. La plus belle des créatures l’avait nominé VIP suprême ! C’était la consécration ! Plus minaudière que jamais, Adriana en rajouta une couche.
« Vous êtes fâché contre moi ?
Alain : – Pas le moins du monde. Au fait : pour plus de discrétion, passez directement à mon bureau, nous aurons le loisir de discuter à notre convenance. »
De tout autres desseins l’agitaient. Il coupa court en affectant la discrétion maximale. Il n’eut pas le temps de s’éclipser avec l’incognito du grand seigneur au-dessus des apparences. Le maître de cérémonie, qui ne ratait rien de la scène, accourut aux nouvelles.
Pavlovitch : – J’ai perdu le temps de vous disputer !
Alain : – Adriana m’a expliqué…
Pavlovitch : – Il est dangereux de me faire face !
Alain : – Je ne saurais trop approuver votre prudence et votre sagesse.
Pavlovitch : – Ma collaboratrice est gustative ! »
Il enjoliva son propos sibyllin d’une œillade malicieuse.

Le Chamois, Clairlieu, 1 heure 45.

Du fait de sa position éminente boulevard Saint-Germain, la comtesse de Valmont se prenait pour l’arbitre des élégances. De fait, Alain n’était pas peu flatté de la compter parmi les dames patronnesses de ses grandes œuvres. Quand elle le surnommait affectueusement ‘‘mon petit Alain’’, il rosissait sous la gratitude obséquieuse. Obnubilé par le prestige qu’occasionnait sa conversation, il fut le seul de l'audience à manquer l’arrivée des Russes ! Ces braillards, pour donner du coffre à leur arrivée, n’avaient rien trouvé de mieux que d’entonner des hymnes paillards à la gloire des femmes et de la vodka. Par chance, personne ne comprit les grivoiseries qu’ils dégoisaient en russe.
Pelletier, lui, se tenait aux premières loges pour ne rien rater de leur entrée tonitruante. Ces Russes servaient son ambition. Avec Alain, la répartition des rôles lui convenait à merveille. La façade, il s’en moquait comme de sa première chemise. Il déléguait la gloire et ses fariboles à son falot de patron. Tant qu’il suivait l’inclination de ses ambitions, tous les moyens étaient bons ! Les femmes en particulier… Kazan s’était révélée un désastre retentissant. Il escomptait que l’amuse-bouche Adriana divertirait Alain de ses lubies philanthropiques et le dresserait contre le grand rival honni, ce Luc tant détesté dont la mort l’aurait ébaubi.
Avec son obséquiosité mielleuse, il s’affaira à installer les blancs-becs de Saint-Pétersbourg comme s’il servait des princes d’un autre royaume que le monde.
« Monsieur Méribel s’entretient en ce moment avec la comtesse de Valmont. J’ai fait apprêter trois magnums. En cas de besoin, d’autres attendent au frais… »
Précision superfétatoire. La troupe avait déjà entrepris de faire un sort au champagne. Les confiant à leur débauche gloutonne, Pelletier ne perdit pas de temps. Il prévint Alain.
« Les Russes sont arrivés… »
Alain jeta un éclair sur sa montre. Deux heures étaient passées ? D’ordinaire, l’interruption d’une discussion avec la comtesse aurait été impensable. Mais cette fois Alain était prêt à tout, même au sacrilège. Ce n’était pas seulement le spectre des RG qui obnubilait sa raison. Avant l’arrivée d’Adriana, il devait mettre Pelletier au courant de ses derniers déboires. Par chance, il aperçut dans l’allée Malebrac qui accourait aux nouvelles. Il ne laissa pas passer l’occasion de se dépêtrer de Valmont : la journaliste constituait la gageure idéale pour que la comtesse ne prenne pas sa défection pour une rebuffade sans nom.
« J’aperçois Juliette ! Comtesse, permettez, je vous laisse entre les mains les plus expertes de la soirée… »
Il planta Valmont, interdite devant la rustrerie inqualifiable de cette dérobade. Quelle mouche inconnue l’avait piqué ? Mais Alain était déjà loin. Sans plus de procès, il entreprit Pelletier.
« Rejoignez-moi dans mon bureau, c’est de la plus haute urgence ! »
Il gravit les escaliers quatre à quatre, le temps de composer le code du coffre. Devançant Pelletier, il sortit la poudre, sniffa et rangea. Le stress l’abandonna pour un coup de fouet salvateur. Pelletier toqua.
Alain : – Entrez, Jean-C. (c’était l’abréviation branchée, uniquement réservée aux intimes) ! Le temps manque et pourtant des informations de la plus haute importance vous attendent…
Pelletier : – J’ai conseillé à Pavlovitch de ne plus vous rencontrer. Avec l’entregent de Luc, c’était trop dangereux.
Alain : – C’était donc vous, Adriana ?
Pelletier : – Pour ne rien vous cacher…
Alain : – Ah, mon cher Jean-C., le moins que l’on puisse dire, c’est que vous représentez mon ange gardien ! »
Pelletier sourit de jalousie rentrée. Le couac avec Kazan l’avait échaudé. Alain prit une mine de conspirateur enflée et grotesque.
Alain : – Je n’irai pas par quatre chemins ! La situation est plus que délicate ! Adriana risque de débarquer d’un moment à l’autre…
Pelletier : – Qu’est-ce que vous me chantez ? L’heure ne nous a jamais été aussi favorable !
Alain : – Pardo m’a avisé de l’identité de mon mystérieux bienfaiteur… Lucien Feliciggiani…
Pelletier : – De quoi vous plaignez-vous ?
Alain : – Feliciggiani envisage d’annuler ma dette à condition d’investir dans mon groupe. Du coup, je me retrouve avec deux investisseurs dans les pattes : Feliciggiani et Pavlovitch… Autrement dit : l’un est de trop – et moi en posture délicate…
Pelletier : – Quelle somme prévoit d’investir votre Feliciggiani ?
Alain : – Aux alentours de dix millions…
Pelletier : – Dix millions ? »
Ses doigts se nouèrent fiévreusement.
« Mais c’est une nouvelle exceptionnelle !
Alain : – C’est une parfaite catastrophe, voulez-vous dire ! Vous ne comprenez donc pas ? Comment expliquerai-je à Pardo l’alliance que j’ai nouée avec Pavlovitch sans lui en référer ?
Pelletier : – Ne soyez pas si anxieux ! Il suffira que vous mettiez en avant le besoin urgent de cash… Votre seul recours pour empocher les terrains était Pavlovitch. Vous êtes encore maître chez vous, non ?
Alain : – Je n’en sais trop rien. Je viens de discuter avec Abdel et…
Pelletier : – Votre comparse des Tamaris ? Ne me dites pas que vous l’avez informé de la situation ?
Alain : – Vous n’y êtes pas ! Il s’inquiétait de mes fréquentations ! Vous ne devinerez jamais le service qu’il m’a rendu : il m’a annoncé que les RG menaient l’enquête ! Vous imaginez s’ils tombent sur Pavlovitch ?
Pelletier : – Au cas où vous l’auriez oublié, vous n’avez commis aucune infraction. Pavlovitch présente les garanties des meilleurs établissements européens, Blizzard&Blizzard en particulier. Le reste n’est pas de votre ressort.
Alain : – Et pour Feliciggiani ?
Pelletier : – Ne m’avez-vous pas expliqué vous-même que rien n’était encore fait ? Il suffira d’opérer de la même manière qu’avec Pavlovitch. Je m’en chargerai, tranquillisez-vous ! »
Ces paroles apaisèrent Alain.
Pelletier : – Et puis, entre nous, votre Abdel, d’où les tient-il, ses informations ? Ce n’est tout de même pas lui qui dirige les RG, non ?
Alain : – C’est ce que je me suis escrimé à lui faire avouer. Malheureusement, il n’a rien voulu laisser transparaître. »
On frappa. Il sursauta vivement.
Alain : – C’est Adriana ! »
Il avait pris un ton de conspirateur, comme si la Kazakhe était un moderne avatar de Mata Ari. Amusé, Pelletier se leva.
« Je vous laisse à vos négociations ! »
Il s’éclipsa par l’escalier intérieur. Alain ne l’écoutait même plus. Trépidant, il se précipita pour ouvrir.
Alain : – Entrez, ma chère ! Installez-vous ! L’endroit est spartiate, mais respire la bonne humeur !
Adriana : – Vous êtes resplendissant de forme ! Serait-ce l’air sain de la montagne qui aurait sur votre teint des effets des plus enchanteurs ?
Alain : – A moins que votre venue ne me ragaillardisse… »
Elle sourit d’un air mutin. Enhardi, il puisa dans cette posture qu’il interprétait comme libertine l’assurance qui lui faisait défaut.
« A cette heure, c’est vodka ou café ! Quel breuvage choisissez-vous ? »
Elle fronça imperceptiblement les sourcils.
« Je ne bois jamais d’alcool.
Alain : – Vous n’avez pas tort. Les femmes supportent particulièrement mal les apéritifs. »
Comme si c’était le gage de la virilité, il se servit un Bourbon. En levant la tête, il s’interrompit devant la fine striure de ses lèvres purpurines, le velouté de ses seins cambrés et l’horizon interminable qu’ébauchait la veinure de ses compas interminables. Cette apparition, loin d’accoucher de perspectives bucoliques, lui évoqua une illustration grotesque du Kama-Sutra. Une Kazakhe en levrette, ce ne devait pas être banal ! Il se reprit tant bien que mal. Il était incorrigible ! Sa lubricité flattait sa virilité mal assurée.
Alain : – Que désirez-vous boire ?
Adriana : – Un jus. »
Il s’installa à son bureau. Quand il voulait se donner de l’importance, il contrefaisait Luc avec une application ingénue.
« C’est une excellente initiative d’initier le relais en lieu et place de monsieur Pavlovitch. Monsieur Pelletier ordonnera le mouvement inverse dans l’autre sens. »
Il s’arrêta, troublé de la confusion de ses propos. Son ridicule lui revint en pleine figure. Pour ne pas flancher, il se servit un Bourbon. Quand il releva la tête, un haut-le-cœur légitime l’assaillit. D’une légère et exquise inclination, elle s’était courbée pour sortir un mouchoir de son Vuitton. Son postérieur en apesanteur à quelques encablures de son visage, il demeura stoïque, le temps qu’elle se redresse avec une lenteur consommée.
« Maudit rhume ! Je suis éreintée… »
Cela tombait bien, il n’avait nulle envie de travailler, juste la fête en tête. Danser sur la piste ? Nenni : coucher avec Adriana ! Il voulut sniffer. Il voulut l’embrasser. Il se retint tant bien que mal de briser l’interdit édicté par Abdel. C’était la traductrice de son associé… C’était le plus sûr moyen de s’attirer des ennuis… Ce serait la mafia russe après les RG… Heureusement pour son (ré)confort, la poudre et le whisky avaient fait leur besogne. N’y tenant plus, il prit son verre et s’installa à ses côtés. Il vida le verre cul sec, comme si la valeur mystique du breuvage constituait un précédent indispensable à l’amorce de la transe initiatique. Le regard avec lequel il la fixa était celui d’un possédé. Il n’eut pas le temps de passer à l’action.
Adriana : – Je me sens très intimidée de travailler avec vous…
Alain : – Allons donc !
Adriana : – Vous ne vous rendez pas compte ? Les gens ne parlent que de vous ! Tenez, Karpak… Vous n’imaginez pas quelle fascination votre personnalité exerce sur lui. Quand il a appris que je séjournais à Clairlieu, la première chose qu’il m’a confiée, c’est qu’il aurait rêvé de se trouver à ma place pour mieux vous connaître... »
Elle cligna des paupières. Alain émit une moue dubitative. L’un des hommes les plus riches de la planète parlait de lui en privé ! Tout à son saisissement narcissique, il s’était mis sans s’en rendre compte à caresser la cuisse de la Kazakhe. Devant son absence de réaction et sa lâcheté personnelle, il poursuivit de plus belle son entreprise. Quel dommage que cet instant magique n’ait pas été assorti d’un zeste de coke ! Un rail lui aurait permis d’atteindre la plénitude ! Elle lui prit la main. Il n’en revenait pas : l’ancien adolescent coincé, celui dont les lycéennes oubliaient le nom, avait séduit la plus belle femme du monde !
« Auriez-vous de la cocaïne ? »

Appartement d’Abdel, les Tamaris, Clairlieu, 2 heures 30.

« Jeannot ?
Jeannot : – C’est à cette heure-ci que t’appelles, julot ?
Abdel : – Aicha vient juste de se chécou, j’allais pas l’envoyer bouler !
Jeannot : – C’est dommage, y’a de chouettes balades le soir du côté des Tamaris…
Abdel : – Le jour où Aicha descend au Corbillard, je pète un câble ! C’est pas un endroit pour meuf respectable, ça !
Jeannot : – Ecoutez-moi l’autre machin de macho !
Abdel : – Vas-y, t’es gentil, tu gonfles !
Jeannot : – C’est toi qui dis ça ? T’as vu l’heure où t’appelles ?
Abdel : – Tu vas pas chiouner que tu pionçais ! T’es plus un oiseau de nuit, crevard !
Jeannot : – Bon, tes conneries, ça peut durer un bail, alors abrège, t’es relou à la longue !
Abdel : – Pour Alain, laisse ! C’était de la mytho…
Jeannot : – Tu vois ? Qu’est-ce je disais ?
Abdel : – Attends, nuance ! Les meufs, c’était la pure réalité !
Jeannot : – Faudrait savoir !
Abdel : – Il est parti en vrille, il avait besoin de discuter, on s’est compris…
Jeannot : – Il a trompé Betty, oui ou non ?
Abdel : – Faut pas exagérer, ça peut arriver à tout le monde… Chez nous, la polygamie est permise, au cas où tu l’aurais oublié !
Jeannot : – C’est pas une raison pour faire n’importe quoi !
Abdel : – Faut lui pardonner ! Il m’a juré qu’il recommencerait plus !
Jeannot : – Il fait pit’ ! Je lui prendrai le chou la prochaine fois, il part en couille !
Abdel : – Tu crois pas que tu pousses le bouchon trop loin ? T’es pas son garde-chiourme !
Jeannot : – T’oublies Betty ? Quelle tronche je tire la prochaine fois que je lui fais la bise ?
Abdel : – C’est bon, pas besoin de prendre la tête ! Alain s’est rattrapé largeos ! Il a croisé à M*** un Feuj plein aux as…
Jeannot : – C’est quoi, le pur délire que tu tapes, là ?
Abdel : – C’est bon, t’enflamme pas !
Jeannot : – Qu’est-ce que les Juifs viennent foutre dans ce merdier ? Ça y est, l’antisémitisme te court sur le haricot ?
Abdel : – Saoule pas, c’était pas la question !
Jeannot : – C’est bien ce que je te reproche !
Abdel : – Tchatcheur !
Jeannot : – A force de trop traîner à la mosquée, ça va mal finir, tes conneries, tu verras…
Abdel : – J’ai pas dit que le gars était feuj, j’ai dit qu’il allait nous subventionner !
Jeannot : – Ecoute, là, j’ai envie de mirdor, alors oublie. Le mieux, c’est une bonne bouffe pour tout mettre au clair, parce que je capte que dalle pour l’instant ! »

Bureau d’Alain, Clairlieu, 2 heures 37.

La demande d’Adriana sortait tellement de l’ordinaire qu’Alain sursauta. Au même moment, la même pensée, c’était le signe ! Craignant que son hébétude ne découle d’un mouvement de stupeur, elle craignit de l’avoir brusqué.
« A Saint-Pétersbourg, c’est une pratique si répandue dans le mannequinât… »
Il hésita. Si un tel écart remontait jusqu’aux oreilles de Pavlovitch, il était grillé à tous coups !
« Pavlovitch…
Adriana : – Vous craignez que Pavlovitch… Vous plaisantez ? S’il apprenait que je sniffe, je serais finie avant d’avoir commencé à protester ! »
Cet aveu aurait dû l’épouvanter. Il le rassura.
Alain : – Qui est Karpak pour vous ?
Adriana : – Il n’existe pas trente-six solutions pour une belle femme de survivre dans la jungle de Saint-Pétersbourg : soit affronter la misère et s’en remettre à Dieu ; soit se donner à un homme puissant. Quitte à opter pour le second choix, autant élire le plus riche – je n’ai jamais eu à m’en plaindre ! »
Alain s’enorgueillit de fierté mâle. Adriana n’était pas seulement sa plus belle prise. C’était aussi la première femme qu’il soufflait à un milliardaire. L’attrait de l’interdit transcenda le spectre de la menace. Comme sa cuisse ne suffisait plus à son désir, il lança sa main à la rencontre du bas ventre. Devant son intention de dégrafer sa légère jupe en tulle, elle protesta doucement.
« Non… »
Il s'obstina. Nul son ne sortit.
Adriana : – Comprenez-moi, je ne peux pas sortir avec un autre que Karpak… »
Il baissa les yeux. De dépit, son désir s’était envolé. Adriana se redressa, très agitée et nerveuse. Elle réajusta sa jupe.
« Le mieux est d’oublier ce qui vient de se passer… »
Loin de l’offusquer, la proposition le délivra. Il s’ébrouait dans une humeur trouble. La suggestion d’Adriana arriva comme la rédemption ajustée à l’immense culpabilité qui le rongeait. Il acquiesça abondamment.
Adriana : – N’en parlons plus, c’est mieux ainsi !
Alain : – Pour tout vous dire… Vous ne pouvez savoir la gratitude que je ressens… »

Domicile de Luc et Helena Méribel, Clairlieu, 9 heures.

Luc s’étira. Il lisait les signes avant-coureurs de son succès dans le grain clair de son café. Cette journée était sienne. Ne s’apprêtait-il pas à rejoindre Crétier pour évoquer le projet de Cotation en Bourse ? Dans un avenir proche, il investirait le Second Marché. Des ambitions à la hauteur des résultats. Il était parti pour dépasser son père. C’était son grand dessein, le destin de sa vie. Il s’y attellerait jusqu’à ce que son groupe accède à une dimension européenne.
Un coup de téléphone l’extirpa de ses fantasmagories.
« Je vous réveille ? »
La gravité de la voix n’entama pas son humeur. L’intonation lui arracha un sourire d’incrédulité. L’interlocuteur avait-il avalé un roadster ? Quand il déclina son identité, Alain s’enfonça d’un cran dans l’effarement : le maire en personne le contactait ! Le motif de l’appel ne le troubla pas une seconde : Florian Lenoir, le fils d’Auguste, lui transmettait ses chaleureuses félicitations.
Luc : – Pas à ma connaissance !
Lenoir : – Autant vous prévenir d’emblée, je suis porteur de nouvelles pour le moins brutales. Votre frère a déposé au dernier moment une proposition supérieure à la vôtre… »
Luc en cracha son café.
« Il n’était pas intéressé !
Lenoir : – Je constate que vous êtes aussi surpris que moi…
Luc : – Il n’était pas intéressé !
Lenoir : – Il a pourtant surenchéri sur votre mise.
Luc : – Il n’était pas intéressé !
Lenoir : – Le temps que vous vous remettiez, je vous rappellerai dans la matinée…
Luc : – Il n’était pas intéressé ! »
Alertée par les cris d’orfraie, Helena accourut. Elle frémit en apercevant le visage de son mari strié par les convulsions. Il la fixait d’un regard hagard et halluciné.
Luc : – Alain n’était pas intéressé ! »
Sa rengaine s’étrangla dans un sanglot éploré.
Helena : – Eh bien, quoi, Alain ?
Luc : – Le traître, il nous a volés ! Mon Dieu, la Cotation !
Helena : – Assieds-toi et reprends tes esprits ! Je ne comprends pas un traître mot au charabia que tu déverses ! »
Passant de l’abattement à l’indignation, il rugit.
« Je vais le dévorer, le misérable, le renégat, le cloporte !
Helena : – C’est incroyable de se mettre dans des états pareils ! Si tu t’expliquais au moins…
Luc : – Il a surenchéri dans notre dos ! D’où sort l’argent ? C’est le diable !
Helena : – De quoi parles-tu, à la fin ?
Luc : – Alain ! Je vais l’étrangler !
Helena : – Depuis le temps que je te répète que ton frère est une fripouille…
Luc : – C’est impossible ! Comment aurait-il appris notre projet de Cotation ?
Helena : – Je te demande pardon ?
Luc : – Tu ne comprends donc rien ?
Helena : – Si tu consentais à te montrer clair…
Luc : – Alain a surenchéri au dernier moment !
Helena : – C’est une vacherie inconcevable, c’est… Il t’avait assuré du contraire ! Tu es certain d’avoir bien compris ?
Luc : – Lenoir vient de m’informer !
Helena : – Ce benêt nous a roulés ! Aurait-il un partenaire ? »
Elle réfléchit un instant.
Helena : – Je connais ton frère. Si tu le provoques, il paradera. Depuis le temps qu’il rêve de te dominer ! Attendons l’avis de Crétier ! »

Place de la mairie, siège du groupe LMT, Clairlieu, 10 heures.

« Monsieur Crétier prend le café en compagnie de monsieur Lenoir… »
Elizabeth les accueillit de son sourire gelé, que sa fonction avait fané dans une patine immuable depuis l’époque du père Claude. Ils ne prirent pas la peine de signaler leur arrivée. Effectivement, le maire attendait dans le bureau de Crétier, une tasse à la main. Pour qu’il traverse la place, l’état d’urgence était décrété !
« J’ai saisi l’opportunité de partager avec vous le café de la conciliation…
Luc : – Et vous avez bien fait !
Lenoir : – Je ne vous le cache pas, la surenchère de votre frère nous a pris de court, d’autant qu’elle est intervenue à la dernière minute. Et ce n’est pas le premier quidam qui a réalisé l’opération. L’agent n’était autre que Blizzard&Blizzard… »
La première banque d’affaires mondiale était intervenue dans les petites affaires d’Alain ? Luc en demeura abasourdi.
« J’ai dîné avec lui avant-hier. Il ne s’est pas du tout montré intéressé !
Lenoir : – Il nourrit peut-être des ambitions de dernière minute…
Crétier : – A moins qu’il ne s’agisse d’un projet ponctuel…
Luc : – Dans ce cas, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?
Lenoir : – Je tiens à rappeler en préambule que vos affaires de famille sont étrangères à la politique de la Ville. La position de la Mairie est claire : il n’est pas question d’avantager un Méribel contre l’autre. Ma préoccupation concerne le revirement de stratégie de votre frère. La Mairie n’acceptera aucune intervention étrangère sur ses terres ! »
Loin de s’engager dans la défense de Luc, Lenoir faisait preuve de circonspection et d’attentisme. La nouvelle donne n’était pas pour le mécontenter. Il y avait longtemps que la suprématie de Luc n’était pas de son goût. Ne serait-il pas amené tôt ou tard à nourrir des vues sur la Mairie ? L’irruption d’Alain rééquilibrait le rapport des forces. A son avantage. Diviser pour régner – il reprenait à son compte la vieille antienne politicienne. Satisfait de l’embarras palpable qui régnait au Groupe Luc Méribel, il s’éclipsa. Luc, qui s’était contenu devant lui, explosa tel un geyser enragé.
Luc : – Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ! »
De colère, il décocha un coup de pied vengeur qui expédia la poubelle à travers le bureau.
« On reconnaît ses amis !
Crétier : – Soyons réaliste. La position de Lenoir est dictée par des calculs d’ordre pragmatique. Ce coup de théâtre l’arrange…
Luc : – Cette catastrophe arrive au plus mauvais moment !
Crétier : – Vous faites allusion à la Cotation ? Je n’en suis pas certain. Alain n’a pas les reins pour nous affronter sur le long terme. Il ne peut mener qu’une guérilla larvée et ponctuelle. Maintenant que nous sommes sur nos gardes, ce ne sera pas la même paire de manches pour nous surprendre la prochaine fois !
Helena : – Le mieux serait de l’inviter à s’expliquer.
Luc : – Je le briserai, l’infâme batracien !
Crétier : – Vous n’y pensez pas. Toute agression jouerait en notre défaveur. Accepter sa défaite est le meilleur moyen pour repartir sur des bases saines… Au lieu d’aiguiser notre appétit de vengeance, témoignons-lui plutôt de la considération. C’est ce qu’il attend, après tout ?
Luc : – Vous prescririez que je l’invite à dîner ? Impensable ! Il n’existe plus pour moi !
Helena : – Allons, pas d’emballement, ni de déclarations intempestives ! Cette résolution nous permettrait de voir clair dans son jeu…
Luc : – Pourquoi la nature m’a-t-elle gratifié d’une pareille calamité ? On ne choisit pas ses parents !

Le Chamois, bureau d’Alain, Clairlieu, 10 heures 30.

Ses pieds émergèrent les premiers. La sonnerie impérieuse du téléphone avait délogé Alain de son sommeil profond. Il commença par ne pas réaliser. Où se trouvait-il ? D’un réflexe indécis, il attrapa le combiné au jugé.
« Monsieur Méribel ? »
Il eut beau farfouiller dans les linéaments nébuleux de sa mémoire, la voix lui était étrangère.
« Lui-même…
– Florian Lenoir à l’appareil ! Votre épouse m’a indiqué où je pourrais vous joindre. Vous trouver à pareille heure au bureau, toutes mes félicitations ! Vous êtes un bourreau de travail !
Alain : – Que me vaut cet appel ?
Lenoir : – Comme si vous ne le saviez pas ! Ce n’est pas moi qui ai effectué une surenchère de dernière minute…
Alain : – C’était une opération parfaitement légale !
Lenoir : – Je ne vous attaque pas, je viens aux nouvelles ! Mes attributions politiques me portent à défendre les intérêts de Clairlieu. Quand pouvons-nous nous rencontrer pour évoquer vos ambitions ?
Alain : – C’est-à-dire qu’avec les Fêtes, je suis débordé…
Lenoir : – Eh bien, convenons d’un jour après le Nouvel An ! Je ne voudrais pour rien au monde rater le clou festif de l’année. Si nous convenions du 3 à quinze heures ?
Alain : – Janvier ? Entendu ! »
Alain ne se sentit plus. Cet entretien consacrait son triomphe sur Luc ! Lenoir en personne avait décroché son combiné ! Dès qu’il le reposa, il se rua vers son miroir pour guetter son reflet. Il ressemblait à un matamore sorti indemne de l’arène. Devant la glace, il bomba le torse.
« Yes I ! J’ai la taille patron ! Je suis le boss ! »

Bureaux de Luc, Clairlieu, 10 heures 30.

Luc : – Entendu, j’invite mon frère au Monte ce soir !
Helena : – Ce n’est pas tout… »
Elle laissa en suspens sa sentence, qu’elle avait attaquée avec l’autorité infaillible d’une bulle papale.
« Si Alain possède des partenaires financiers, il ne les dévoilera pas…
Crétier : – Je voulais y venir !
Helena : – L’espionnage est une option inéluctable…
Crétier : – Plusieurs professionnels feraient l’affaire !
Luc : – Entendez-moi bien, il n’est pas question que je m’abaisse à ces pratiques de basse-cour ! Je veux pouvoir me regarder dans la glace !
Helena : – Il ne s’agit plus de contenter ton frère, mais de contrer ton concurrent !
Luc : – Laissez-moi rire, nous ne parlons pas d’un cador… Ce nain de jardin ne m’arrive pas à la cheville ! C’est décidé, nous ne nous abaisserons pas à utiliser les mêmes armes méprisables ! Quand on affronte un adversaire, on finit par lui ressembler, pour le meilleur et pour le pire. Nous l’emporterons à la régulière ! »
Il tapa du poing sur la table, avec la vaillance intacte d’un chevalier participant à sa première croisade. Crétier se leva. S’agissant d’Alain, il était vain de discuter. Luc le couvrait au nom de leur gémellité. Une rengaine classique, qui interdisait l’éventualité de la riposte.
Helena : – J’espère que nous n’aurons pas à le regretter !
Crétier : – Essuyer un échec si près du but serait un désastre !
Luc : – N’exagérons rien ! Alain ne nous menace pas d’une OPA, tout de même ! Six malheureux terrains, ce n’est pas la fin du monde ! »
Helena explosa.
« Alors, pour toi, ce sont des broutilles ?
Luc : – Juste un accident fâcheux !
Crétier : – S’il persistait, il faudrait franchir le pas. Les affaires passent avant les relations fraternelles…
Helena : – Il t’a roulé dans la farine !
Luc : – Et si, au lieu de trahir l’honneur familial, nous nous ajustions sur sa conduite ?
Helena : – Je ne vois pas où tu veux en venir…
Luc : – C’est très simple : un investisseur nous procurerait les liquidités qui nous font cruellement défaut avec la Cotation…
Helena : – Recourir à une aide extérieure ? Cette hypothèse n’est pas incompatible avec le projet d’espionnage…
Crétier : – Certains partenaires ne se contenteraient pas que de le suggérer. Les sommes en présence ne se montent tout de même pas à des centimes !
Luc : – Reste à débaucher l’investisseur qui ne lorgnera pas sur notre capital… »
Crétier s’ébroua.
« Et si votre frère avait commis une redoutable erreur ?
Luc : – Comment cela ?
Crétier : – Les investisseurs providentiels ne courent pas les rues… D’où Alain sort-il l’argent ? Soyons réalistes : ce n’est pas avec le Chamois qu’il dispose des moyens de financer son coup. Quant au Monte-Cristo, ce n’est qu’une pizzeria, fût-elle celle du Gotha. En gros, les perspectives de l’Arc-en-Ciel sont embouteillées. Sauf pour des individus désireux de blanchir des capitaux douteux…
Luc : – Alain en cheville avec la mafia ? Allons donc ! Mon frère n’est pas stupide à ce point ! Les deux millions d’euros annuels lui procurent un bas de laine plus que confortable !
Crétier : – Même pour le bouclage de l’opération, cette somme ne suffirait pas !
Helena : – Et toi qui persistes à décliner l’espionnage !
Luc : – Nous n’en sommes pas là !
Crétier : – Il faut prévenir le pire. Qui aurait parié qu’Alain nous soufflerait six malheureux terrains constructibles ?
Helena : – Et si tu sollicitais Eichmann ?
Luc : – Il s’est officiellement retiré des affaires, faut-il le rappeler ?
Crétier : – D’autant qu’il vient de se remarier. Un revirement tiendrait de la gageure ! »
Luc désavoua ses propres positions par orgueil : l’hypothèse Eichmann s’avérait hautement improbable ? Il relèverait le défi ! Aucune mission n’était impossible pour lui. Il détenait le moyen d’établir sa valeur tout en s’accordant avec Helena.
« Laissez-moi faire ! Je saurai le convaincre… »
Avec ce témoignage d’autorité, Helena retrouva le caractère irréductible de son mari. Elle considéra avec admiration et tendresse celui qui, l’espace d’un instant, l’avait fait douter de sa valeur. Crétier en profita pour appuyer l’initiative.
« Dans ce cas, il faut le joindre au plus vite. De sa réponse dépend notre positionnement face à Alain !
Luc : – Je le convie à dîner pour ce midi !
Helena : – Si l’on en juge par l’accueil dont il t’a gratifié à la soirée d’ouverture, cette solution mérite d’être essayée !
Luc : – Qui ne tente rien n’a rien !

Bar du Grand-Hôtel, Clairlieu, 12 heures.

Luc apprêtait personnellement les vins selon les recommandations de son sommelier, Premier Ouvrier de France 198*. Suivant le pronostic de Luc, Eichmann avait accepté l’invitation sans sourciller. Luc était en train de parfaire sa tâche quand on annonça l’arrivée du milliardaire. Décidément, sa ponctualité proverbiale n’était pas qu’une légende !
« Monsieur Eichmann, quel bonheur de vous retrouver !
Eichmann : – Appelez-moi Laurent, je vous connais depuis l’enfance !
Luc : – Que diriez-vous d’une visite du modeste casino attenant au bar ? »
Eichmann : – Je ne joue jamais ! On ne peut avoir tous les vices en même temps ! »
Il s’esclaffa de son bon mot, édicté avec un léger accent suisse, comme s’il traînait sur les syllabes finales pour ne rien laisser au hasard. On passa à table. Eichmann se piquait d’être un amateur éclairé de grands crus, surtout de Bourgogne. C’était le pendant à son goût immodéré pour les cigares de luxe.
Luc : – Désirez-vous un apéritif ? »
Son sommelier lui avait conseillé un Rémottet 1985, l’un des meilleurs Bourgogne de la cave. Il comptait sur cette entrée fastueuse pour amadouer le Suisse, dont les manières affables et débonnaires cachaient mal la coriacité.
Eichmann : – Il n’y a rien que je déteste plus que l’absence de simplicité, l’affectation, tout le tralala, quoi… »
L’emphase avec laquelle il avait prononcé ces derniers mots ne laissait aucun doute sur ses intentions. La griffe du manipulateur affleurait. Il ferma à demi les paupières, comme si ce geste avait une incidence sur ses papilles, et adopta une moue qui correspondait à sa représentation de l’œnologue.
Eichmann : – Je ne peux qu’approuver un choix vraiment… magistral ! C’est un grand honneur que vous me témoignez en me présentant une telle bouteille. Le fanatique de Bourgogne que je suis goûte particulièrement le Rémottet. C’est de quelle année, parce que…
Luc : – 1985 !
Eichmann : – Très, très bonne année ! »
Il alluma un immense cigare avec la mine goulue et ravie de qui expérimente une entrée en matière idéale. Ils trinquèrent. Luc brûlait de quitter les mondanités pour parvenir à son projet. Mais il craignit de brusquer le Suisse.
Eichmann : – Comment se porte la petite famille ?
Luc : – Elle grandit à notre convenance. Et vos enfants ?
Eichmann : – Le divorce avec ma première épouse s’est avéré pénible. Je ne m’entendais plus avec elle. Que voulez-vous, l’amour est capricieux ! Le principal était que les garçons surmontent la nouvelle ! »
Il ébaucha un sourire carnassier, comme si les femmes constituaient un terrain de chasse.
« Sans casse, n’est-ce pas, parce qu’on y laisse toujours des plumes. Maintenant, j’espère qu’ils trouveront l’équilibre pour leur épanouissement personnel. Le proverbe ne dit-il pas que l’argent ne fait pas le bonheur ? »
Il lui plaisait de laisser entendre l’importance limitée et dérisoire du bien dont il était le plus pourvu.
Luc : – Quelle lucidité !
Eichmann : – J’ai bien connu votre père. Un homme remarquable ! Il tenait sa fortune de son humilité. Dans la vie, les milieux riches se résument souvent à Vermine & Cie ! Je ne me fais aucune illusion sur ce chapitre. »
Son petit sourire finaud au coin des lèvres ne disait rien qui vaille.
Eichmann : – Luc, je ne suis pas né de la dernière pluie. Vous ne m’avez pas fait venir ici pour discuter de la famille et du divorce. Dites-moi tout… »
Il cligna de l’œil. Luc n’avait plus d’autre choix que de se fier à son ton paternaliste.
« C’est très simple. J’ai un marché à vous proposer. »
Léger silence.
« Vous êtes ici une figure historique. Peut-être aurez-vous envie de vous y replonger une fois exposée la situation… »
Eichmann émit un petit rire dubitatif.
« Attention, Luc ! Le business (il avait prononcé le mot avec un accent très british) est derrière moi à présent. Les réunions, les OPA, la haute finance… »
Il soupira.
« Je me consacre à mes enfants et à mes passions à présent. Et puis, j’ai une jeune femme (nouveau clin d’œil) !
Luc : – Justement, monsieur Eichmann… »
Le serveur vint prendre la commande. Luc manqua de passer ses nerfs sur l’impétrant pour l’avoir interrompu à un moment si crucial.
« Monsieur Eichmann, que désirez-vous commander ?
Eichmann : – À mon âge, ce n’est point coquetterie, mais… Ma femme, voyez-vous, est piémontaise. Chez elle, l’olive prime sur tout. Je préfère rester sur une légère salade. Une niçoise ! Sa fraîcheur relevée me rappelle l’air de la Promenade des Anglais. Ma villa niçoise recèle des charmes dont je ne me lasse pas… »
Luc ne sut plus sur quel pied danser : Eichmann s’était-il vraiment converti en cette vignette de retraité devisant sur les choses de la vie, aussi bonhomme désormais qu’il s’était montré carnassier dans les affaires ? Ou n’était-ce qu’une façade – une ruse de plus ? Luc se décida à réamorcer le sujet, sous peine de se répandre en trivialités oiseuses.
« Le projet dont il me tarde de vous entretenir touche à l’œuvre de mon père. Il explique la dynamique d’expansion que suit mon Groupe et la précellence accordée au patrimoine immobilier. Nous ne possédons pas par hasard plus de 60 % des biens du Grand Clairlieu… »
Il profita de la pause pour se frotter les mains.
« Il y a quelques jours, la mairie a lancé aux enchères un premier lot de six terrains constructibles. De la haute montagne, l’enjeu de l’immobilier sur le court terme ! C’est vers ce type de constructions que s’oriente la demande fortunée à l’heure actuelle ! »
Eichmann frissonna d’aise. Luc attendait qu’il s’engage à ses côtés ! Contre qui ? Ce n’était tout de même pas contre Alain ? L’évocation d’une guerre fratricide engendra en son for intérieur un regain d’intérêt.
Luc : – Mon frère mène une politique de moindre envergure… »
Il avait usé d’un ton légèrement condescendant.
« Selon l’accord oral que nous avions conclu, il nous a légué l’immobilier !
Eichmann : – Il ne se mouille pas, n’est-ce pas ? Que vous disais-je lors de notre dernière rencontre ?
Luc : – Vous aurait-il entendu ? Il n’avait manifesté aucun intérêt ! Pourtant, lors de l’appel d’offres, il a surenchéri au dernier moment !
Eichmann : – A combien se monte le prix du terrain ?
Luc : – Trois millions d’euros !
Eichmann : – La parcelle ? Mais c’est considérable ! »
Les flétrissures dont son front se revêtit témoignèrent de la délectation qu’engendrait chez lui le spectacle des querelles familiales étalées au grand jour.
Luc : – Les raisons de son revirement nous demeurent incompréhensibles. Auparavant, son attention se cantonnait au Chamois et au casino. »
Luc marqua une courte pause. Ce n’était pas le moment d’aborder le chapitre confidentiel de la Cotation !
Luc : – Du fait d’ajustements structurels, notre trésorerie connaît des difficultés conjoncturelles ! Nous escomptions que l’investissement se cantonnerait au prix plancher fixé par la mairie ! Il n’était pas question de mener une guerre de surenchère contre Alain ! Il n’a quand même pas hésité à monter d’un demi million la parcelle ! »
Luc s’arrêta de nouveau. Il considéra posément Eichmann.
« Vous représentez la personne la plus indiquée pour sauvegarder l’idée que nous nous faisons de Clairlieu. Vous aimez notre ville, vous y résidez en hiver, et nous possédons un projet d’avenir auquel nous aimerions vous associer. »
Eichmann le fixa à son tour. L’iris impalpable de ses yeux engourdissait par avance leur proie hypnotisée.
Eichmann : – J’ai bien connu votre père, mais… Pourquoi agirais-je contre Alain ? Je suis un inconditionnel du Chamois ! Je ne tiens pas à me fermer les portes de ce temple dédié à la beauté ! »
Luc tonna.
« Parce que le vrai héritier, c’est moi ! Je suis le numéro un et je le resterai ! »
Cette saillie véhémente ne pouvait qu’enchanter Eichmann : il se tenait par principe du côté des vainqueurs. Il avait fini par envisager le monde avec un cynisme total, où toute entorse aux lois de la manipulation, en particulier celles favorables à ses desseins, était tenue pour truquée et mensongère.
Son flirt avec Violetta arrivait à point nommé pour lui changer les idées. Le bol d’air pur qu’il avait procuré lui avait permis de couper avec le passé, vingt-cinq ans de mariage amalgamé aux méandres nauséabonds de sa première vie. Il avait épousé en seconde noce tous ses coups de cœur. Elle incarnait à ses yeux la culture, la musique et les arts. La culture ! Eichmann avait tant souffert de n’avoir jamais suivi d’études supérieures ! Avec le temps, le dérisoire des opérations financières s’était manifesté au profit des chefs-d’œuvre de l’opéra ou du théâtre. Violetta le transportait aux combles du raffinement et de l’intelligence.
Eichmann : – Ne craignez-vous pas les dommages d’une rupture ?
Luc : – La famille, c’est la famille – et le business… Je ne peux, dans l’intérêt de mon groupe, me laisser ridiculiser ! Vous croyez qu’il s’est gêné, lui, pour me rouler dans la farine ? »
Ses yeux roulèrent des regards si furibonds qu’Eichmann craignit un instant qu’une coulée de bave n’asperge son assiette.
« Luc, vous êtes jeune, ne vous emportez pas ainsi ! Qu’attendez-vous de moi ?
Luc : – Que vous garantissiez nos surenchères pour mener à bien notre stratégie de développement en haute montagne !
Eichmann : – A combien estimez-vous les marges ?
Luc : – Si nous l’emportons, elles avoisineront les 30 % ! C’est toujours ça, même si ce n’est plus l’Eldorado escompté.
Eichmann : – Et ma place, dans la transaction ? Du haut de ma fraîche retraite, je n’escompte pas agir par philanthropie…
Luc : – Je vous en propose moitié. Malgré les surcoûts, le ratio demeure juteux. »
La mine songeuse qu’arbora Eichmann laissa à penser que son être était absorbé dans son plus intime par le maelström des chiffres et des spéculations. En réalité, sa réflexion s’était totalement immergée dans le sadisme. Cet imbécile de Luc s’imaginait que ses enfantillages l’avaient l’ébloui ? Quelle puérilité ! Le monde de la finance, il en avait fait le tour jusqu’à promettre à Violetta de ne plus fouiner dans ce marigot opaque et malsain. Pourtant, depuis son retrait, un goût rance s’abattait parfois sur sa carcasse, que ni le sport ni les mondanités ne comblaient tout à fait de leur vernis éthéré. Sa nouvelle vie ne le distrayait pas des anciens parfums de sang et d’écume. Le goût âcre et revigorant de la trahison manquait à son instinct de charognard. Il fixa son interlocuteur avec un soupir de compassion. On aurait juré un grand-père protecteur.
« J’accepte. A une condition, essentielle à mes yeux : que notre collaboration demeure secrète. Quand prévoyez-vous son entrée en vigueur ?
Luc : – Rien de concret n’interviendra avant mars !
Eichmann : – Cela nous laisse le temps de profiter des réjouissances du Réveillon et de l’hiver… »
Luc ne se tint plus de joie. Il était sorti victorieux de son combat taurin et avait trouvé les mots pour sortir le vieux forban de sa tanière ! Ivre de sa puissance rhétorique, il n’entrevit plus de limites à sa réussite. Désormais, il était persuadé de l’emporter. Il confia à l’avenir sa verve mégalomane.
« Demain, mes services financiers se chargeront de vous fournir les garanties bancaires… »
Devant l’outrecuidance du ton, Eichmann ne put se retenir de moucher le jeune coq.
« Je marche à la confiance. Ce n’est pas maintenant que je vais changer de principe ! Je vous donne ma parole… »
Luc se rengorgea d’orgueil mâle. Sur ses vieux jours, il relaterait cet épisode comme la pierre de touche qui avait signé l’arrêt irrévocable de la réussite. L’admiration qu’il susciterait auprès de Helena et Crétier le ragaillardit dans sa complexion de gagneur.
Eichmann : – Quelques petites précisions sur votre frère me seraient nécessaires pour clarifier la situation…
Luc : – Un instant, je vous prie ! »
D’un signe, il commanda une cuvée de champagne pour entériner l’alliance. Ils trinquèrent, Luc à la réussite de ses affaires, Eichmann au dérivatif qu’elles lui occasionnaient.
Eichmann : – Un restaurant et une discothèque qui tournent n’ont jamais rapporté de profits substantiels ! Par contre, la fréquentation du monde procure des relations… »
Le front de Luc se plissa.
Eichmann : – Les maîtresses et les magnums de champagne cachent peut-être quelque chose de moins avouable…
Luc : – Je n’ignore rien des frasques de mon frère ! A son âge, lui faire la morale serait déplacé. Tout comme lancer un enquêteur à ses basques. De grâce, nous ne sommes pas aux Etats-Unis !
Eichmann : – Détrompez-vous, Luc. Les affaires sont les affaires. Je ne fais que répéter vos propres mots ! Vous devez embaucher un détective. C’est à ce prix seulement que vous découvrirez le pot aux roses. L’argent ne sort pas de la poche d’Alain, vous pouvez m’en croire ! Il y a quelque allié là-dessous qui tire les ficelles ! Nous courons à la déconfiture si nous ne nous mettons pas en peine de percer son secret !
Luc : – La perspective d’une discorde au sein de l’empire Méribel m’est intolérable ! »
Ces contradictions firent les délices d’Eichmann : le cynisme de Luc se commuait en moralisme impérieux à l’heure où l’honneur familial se trouvait en jeu ! Ne pas assumer, tel était son crime. Il ne lui suffisait pas de camoufler son ambition derrière les bons sentiments. L’hypocrisie constituait la clef de voûte de son système psychologique.
« À combien évaluez-vous le nombre de terrains ?
Luc : – Une trentaine sera mise en vente d’ici trois ans. Le projet générera des dizaines de millions. Vous désirez encore du champagne ?
Eichmann : – Merci bien ! L’excès de bulles engendre chez moi de redoutables maux de tête. Si Alain apprend que je suis votre allié, quelle sera sa réaction ?
Luc : – Vous jouerez le rôle du trublion ! Comment se doutera-t-il que vous vous cachez derrière les transactions ?
Eichmann : – J’ai toujours adoré ce rôle ! Mais en quoi consiste-t-il au juste ? Expliquez-moi, mon cher ! J’en tremble d’impatience ! »
Ravi de dicter la tactique, Luc parada. Le Suisse le laissa s’agiter pour mieux tirer les ficelles.
« Vous ne vous déclarez pas. Vous emportez le morceau. Ensuite, on se met d’accord.
Eichmann : – Pour la première, le coup marchera. Mais après ?
Luc : – Comment voulez-vous que mon frère se batte contre deux alliés officiellement concurrents ? L’opposition sera par trop inégale ! Votre surface financière et votre réputation achèveront de l’effrayer ! Il s’inclinera et retournera à ses mondanités dérisoires !
Eichmann : – Topez-là ! Votre subtilité garantit notre réussite ! »
Il jeta un coup d’œil fiévreux sur sa montre.
« Mon Dieu, j’oubliais ! Où avais-je la tête ? J’allais manquer le Grand Prix de Hongrie ! »
Eichmann se rapprocha pour glisser une ultime confidence.
« La victoire de Scwaeinstig à M*** s’est révélée proprement stupéfiante ! Qu’aurais-je donné pour en être !
Luc : – Scwaeinstig est sans conteste un immense champion, peut-être le plus grand de tous les temps ! »
Il ressentit un pincement au cœur en se remémorant la passion d’Alain pour la F1 et son retour de M***.
Eichmann : – Que diriez-vous d’un dîner à La Chamade l’un de ces prochains jours ?
Luc : – Ce serait un immense plaisir... »
L’invitation impromptue le conviait dans le saint des saints. Son père n’avait jamais été invité chez Eichmann !
« Vous avez deux enfants, à ce qu’il me souvient ?
Luc : – Deux garçons : Benjamin et Constant !
Eichmann : – Quelle coïncidence charmante ! Ils s’accorderaient parfaitement avec les miens, j’en suis certain. Eux qui se plaignent sans cesse de la solitude seront comblés ! »
Eichmann se frappa le front.
« Je vous parle de dîner, mais j’oublie qu’il s’agit du Réveillon ! Avec Violetta, nous avons coutume de convier pour l’occasion nos intimes à une petite réception sans prétention. Si le cœur vous en dit, vous êtes les bienvenus… En toute simplicité, il va sans dire ! Il ne s’agirait pas que vous vous formalisiez de l’ambiance quelque peu dépenaillée… »
Cette fois, Luc volait, abasourdi par l’ampleur de son succès : il allait pénétrer les fastes de la réception la plus prisée de Clairlieu ! Le plus beau fut d’anticiper la réaction d’Alain. Il l’envierait à en mourir !

La Chamade, Clairlieu, 17 heures 45.

En rentrant, Eichmann se claquemura dans son bureau. L’entorse aux habitudes immuables de la maison était si remarquable qu’Olga, la fidèle gouvernante, sortit de la cuisine pour en décrypter les raisons. En trente ans d’irréprochables états de service, elle était devenue la personne qui le connaissait le mieux. Il aurait préféré la peste brune plutôt que de sauter un Grand Prix.
Elle eut beau épier avec anxiété ses réactions, elle ne décela ni mouvement, ni bruit suspects. De guerre lasse, elle se replia dans son antre. Les penchants ludiques de son sadisme n’avaient laissé aucune alternative à Eichmann : le sentimentalisme coupable de Luc exigeait le recours à un professionnel. Pas n’importe lequel : il avait les moyens d’engager la meilleure gâchette. Il n’eut pas besoin de sortir son calepin pour composer un numéro qu’il n’aurait pu biffer de sa mémoire.
« Laurent à l’appareil… »
En reconnaissant les intonations mielleuses, Klaam se troubla.
Klaam : – Laurent Eichmann ? Quelle mouche a bien pu vous piquer ? Je vous croyais en retraite ! Le démon des affaires vous aurait-il repris ?
Eichmann : – Pourquoi diable cette question ?
Klaam : – Pardi : vous me contactez !
Eichmann : – Le besoin de me divertir, sans doute…
Klaam : – Vous n’avez même pas eu le soin d’informer de votre remariage. Une carte eût été plus délicate que d’apprendre les noces par la presse. Je ne vous féliciterai donc pas !
Eichmann : – Rosa, nos engagements nous interdisent d’apparaître en public !
Klaam : – Je vous taquine, voyons ! Vous ne m’appelleriez pas sans une bonne raison. Je me trompe ?
Eichmann : – Effectivement, le service vous sortirait de l’ordinaire…
Klaam : – Insinueriez-vous que je m’ennuie, mon cher ?
Eichmann : – Pouvez-vous être à Clairlieu pour ce soir ?
Klaam : – Je rêve ? Voilà maintenant que vous me prêtez des lubies de ski et de randonnées !
Eichmann : – Laissez-moi vous expliquer. Je me trouve embarqué dans une aventure aux côtés d’un jeune loup dont le rival n’est autre que le frère jumeau – un malotru doublé d’un incapable notoire. Une bagatelle, l’histoire de quelques millions…
Klaam : – Le spectacle a dû vous emplir de compassion ! »
Avait-il perdu la tête au point de s’adresser à elle comme à un misérable détective ? Par pure convenance, elle fit mine de s’intéresser à l’histoire.
« Racontez-moi toujours par le menu cette discorde familiale…
Eichmann : – Je n’attends pas que vous teniez le rôle de conseil. Cette affaire requiert des compétences dont vous seule pouvez faire montre !
Klaam : – Désolée, mes propres affaires me requièrent à l’autre bout du monde… A tout moment !
Eichmann : – Le marché est de toute première main : les frères Méribel sont les premières fortunes de Clairlieu !
Klaam : – Que dites-vous ?
Eichmann : – De grâce, il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! Quand on parle d’argent, tout est très relatif ! Ces gens ne sont que de vulgaires millionnaires de montagne, de l’assez petite bière dans le fond !
Klaam : – Qu’alliez-vous vous mettre en tête ? Je me suis pincé le doigt dans le tiroir de ma commode…
Eichmann : – Vous me rassurez ! J’ai cru l’espace d’un instant que le nom des Méribel vous mettait sur des charbons ardents. C’eût été d’un grotesque !
Klaam : – Je pourrais me libérer pour la soirée… Je n’y consens qu’au nom de notre vieille complicité !
Eichmann : – Quand pouvez-vous venir ?
Klaam : – Je prends le premier train et…
Eichmann : – J’ai beau y être familiarisé de longue date, votre efficacité me bluffera toujours !
Klaam : – Au lieu de vous égarer dans les compliments, relatez-moi votre aventure par le menu… »
Elle n’allait pas être déçue ! A mesure qu’il avançait dans son récit, elle tombait des nues. Aussi incroyable que cocasse, la marotte dont il s’était entiché pour distraire ses vieux jours menaçait d’accoucher d’une affaire d’Etat ! N’écoutant que son flair, elle sauta dans le premier train à destination de Clairlieu. Depuis la Suisse, les lignes vers la station savoyarde ne manquaient pas.
Pendant ce temps, sortie des méandres du cerveau d’Eichmann, une idée machiavélique accrut la température déjà brûlante de quelques degrés supplémentaires. Le week-end, rencontrer Alain était d’une facilité étonnante. On était certain de le trouver à entretenir la clientèle du Monte-Cristo de considérations sirupeuses. Eichmann tenait l’argument imparable pour justifier de sa venue : ses enfants réclamaient à corps et à cris une soirée pizzeria. Ils seraient comblés !
Il roucoula d’allégresse. Le génie de la manipulation coulait à cette heure comme jamais dans ses veines ! Le moyen de faire d’une pierre deux coups avait germé. Il profiterait de l’occasion pour inviter Axelos et Worda ! Non seulement la compagnie de la diva comblerait Violetta, mais les saillies de ce bon vieux Cornélius le plongeraient dans l’hilarité ! Ce crâne chauve, cette silhouette de gringalet dégingandé, ces besicles ornant ce perpétuel air d’atrabilaire enrhumé, ce n’était pas Picsou, c’était… Il se rembrunit. Le nom du milliardaire qui agrémentait de sa misanthropie impayable l’ultime album de Tintin échappait à sa mémoire pourtant infaillible !
En apercevant l’heure, ses mains s’entrechoquèrent. Il avait oublié qu’il sortait ! De frustration, il sonna Olga. Avec le temps, peut-être la vieillesse, peut-être l’angoisse de la mort, sa coquetterie avait atteint des sommets d’affectation, jusqu’à culminer dans la préciosité maladive. Plusieurs heures, en sus des conseils avisés de la brave et dévouée gouvernante, lui étaient indispensables pour daigner paraître dans le monde.

Bureaux de Luc, Clairlieu, 17 heures 43.

« Te rends-tu compte ? Nous sommes conviés à la cérémonie du Réveillon par Eichmann en personne… »
C’était la troisième fois qu’il reprenait sa rengaine sur le ton du triomphe, comme s’il s’agissait de l’événement de nature à bouleverser la vie. L’Australienne darda de ses yeux bleus admiratifs son champion revenu victorieux des terribles périls affrontés sans coup férir durant ses campagnes acharnées.
Luc : – J’appelle Alain !
Crétier : – Surtout, affectez de vous montrer beau vainqueur !
Helena : – Quelle est la meilleure manière de présenter l’affaire ?
Luc : – Je dîne avec lui ce soir. Je sais comment lui mettre la pression ! Je vous le garantis, il sortira du Monte-Cristo les couilles à l’air !
Helena : – La situation ne t’autorise pas pour autant à sombrer dans la vulgarité ! »
Il prit le combiné, pénétré du sentiment d’accomplir un acte d’une portée considérable. A cause de sa superbe, son cœur battait la chamade avec usure. Il se remonta le moral en se répétant que ce serait aussi le cas d’Alain. Ce dernier, à en juger par sa voix chargée d’émotion, semblait appréhender l’appel. Luc entra en matière sans préambule.
« Tu te doutes bien qu’une discussion en tête à tête est la priorité après les événements d’hier ! »
Alain contrefit l’assurance tous risques pour affronter le cataclysme qui menaçait d’emporter sa belle arrogance.
« C’est à mon tour de régaler. Combien d’assiettes dois-je prévoir ? »
Luc ricana de la stupidité de la question.
Luc : – Une seule, tu t’en doutes ! »
Il raccrocha sans fioriture, d’un geste qu’il voulut sec et digne.
Crétier : – Vous vous êtes montré comme il fallait : sans agressivité, ni agacement. Vraiment très posé ! »
Helena approuva. Pendant ce temps, Luc avait la tête à la confrontation, comme s’il était conditionné par la perspective d’un face à face présidentiel.

Le Monte-Cristo, Clairlieu, 20 heures.

Alain : – Que souhaites-tu dîner ?
Luc : – D’ordinaire, celui qui reçoit fixe le menu… Aurais-tu oublié les conventions élémentaires ? »
Devant l’allusion limpide, Alain s’effaça. Il revint quelques minutes plus tard, pour la commande.
« Choucroute marine, ça te dit ?
Luc : – Un simple ‘‘moules frites’’ ne serait pas plutôt envisageable ? C’est que je surveille ma ligne… »
Il visait avec perfidie le début d’embonpoint qui menaçait son frère.
Alain : – Comme si tu avais à te soucier ! De quelle sauce souhaites-tu accompagner leur cuisson ? »
Luc haussa les épaules.
Luc : – C’est mariné le plus naturellement du monde que leur goût se trouve restitué dans sa primeur naturelle ! Aurais-tu oublié les fondements de la cuisine ? »
Alain préféra ne pas répondre. Les allusions promettaient une empoignade en règle dès son retour ! Quelques minutes plus tard, il se chargea lui-même de servir la commande. Cette convention était partie intégrante de leurs rites et ils y satisfaisaient d’autant plus volontiers qu’elle traduisait toute l’affectation de leur simplicité.
Luc : – Tu fais dans le surgelé maintenant ?
Alain : – Pourquoi ?
Luc : – Tu crois tromper qui, avec ta préparation instantanée ?
Alain : – Lancer des moules et des frites est un jeu d’enfant ! »
Luc ne lui laissa pas le temps d’ingurgiter sa première bouchée pour lancer les hostilités.
« J’irai droit au but. Tu as surenchéri à la dernière minute. Tu m’avais pourtant certifié ne pas être intéressé.
Alain : – Je t’ai dit que je n’étais pas concerné parce que je le pensais vraiment… A ce moment-là, je ne me trouvais pas dans la perspective d’une surenchère…
Luc : – Trois millions, ce n’est pas une peccadille, même pour le roi des nuits de Clairlieu ! Une question me taraude : maintenant que nous sommes entre nous, déballe ton joker ! »
Devant son mutisme, Luc se retint à grand peine de l’humilier.
« J’étais en droit de considérer l’immobilier comme ma chasse-gardée ! Sinon, pourquoi m’avoir revendu tes parts ? »
Alain eut un petit sourire forcé. Ne pouvant répondre, il esquiva d’un air buté.
« J’ai changé d’avis, voilà tout… A ma connaissance, je n’ai violé personne, surtout pas la loi !
Luc : – Te rends-tu compte à quel point tes propos sont dénués de cohérence ? À cause de ton inconséquence, nous risquons de nous affaiblir en des luttes intestines dont profiteront les investisseurs étrangers ! Si tu veux te lancer dans l’immobilier, il est encore temps de le dire franchement. Nous trouverons un accord. Nous n’allons pas faire monter les prix à notre détriment ? Regarde les choses en face : qui est pour l’instant le gagnant de l’opération ? La Mairie… »
Alain, coincé par cette proposition d’accord en bonne et due forme, se trouvait pourtant dans l’incapacité d’accepter. Pour gagner du temps, il débita un faux-fuyant grotesque.
Alain : – Ce choix, je l’ai décidé en mon âme et conscience !
Luc : – As-tu seulement conscience de la portée de ton erreur ?
Alain : – Nos relations familiales ne peuvent interférer sur la gestion de nos groupes respectifs !
Luc : – Ta mauvaise foi te confond ! Je te reproche le mensonge, pas la concurrence !
Alain : – Je te mets au défi d’exhiber le début d’un commencement de paraphe officiel prouvant de ma malhonnêteté ! Et je ne t’ai sûrement pas invité pour que tu me cries dessus !
Luc : – Si jamais je devais surprendre une alliance secrète ou une entourloupe qui explique ta soudaine prodigalité, tu me payerais cher ton geste ! »
Paralysé par la virulence de cette voix qui sifflait dans ses tympans jusqu’à l’abomination, Alain, se voyant perdu, répondit à l’instinct.
« Il n’en est pas question !
Luc : – Je prie pour ton salut que tu n’aies eu la grande folie de trahir l’héritage de notre père ! »
Il roula des pupilles pour accentuer la portée de son imprécation. Alain, se sentant acculé, paniqua.
Luc : – Il est grand temps de mettre à plat nos différends ! Je te propose une franche et sincère explication qui nous permettra à tous les deux de repartir du bon pied ! »
Aussi incompréhensible qu’inenvisageable, cette louable intention correspondait précisément à ce qu’Alain refusait, mû par l’obstination de la survie ! L’irruption impromptue d’un serveur lui permit de relâcher provisoirement l’étau.
« Messieurs Eichmann et Axelos viennent de s’annoncer sans avoir réservé… »
Plus qu’une délivrance, Alain vit dans cette intrusion le signe du destin. Il en profita pour aller à la rencontre du Suisse. Luc se figea, sidéré : Eichmann au Monte-Cristo, il ne pouvait envisager de situation plus défavorable ! Contraint de faire contre mauvaise fortune bon cœur, il se prépara à jouer la comédie. Le Suisse était accompagné d’une véritable cour, comprenant femmes et enfants. Luc le salua benoîtement. Le regard flagorneur, la raie à gauche, les cheveux gominés, la stature alourdie, bien moins svelte que son frère, Alain emboîta le pas. Eichmann assista, interdit, à ces retrouvailles ubuesques. Même dans ses chimères les plus extravagantes, il n’aurait jamais misé sur un tel raffinement de perversion.
Luc : – Monsieur Eichmann ! Quelle bonne surprise ! Vous êtes venu en famille ?
Eichmann : – Comme mes enfants me réclamaient une pizza, je me suis dit qu’ils seraient ravis de rallier la meilleure pizzeria de la ville !
Alain : – Joignez-vous donc à nous !
Eichmann : – Je serais navré de vous importuner…
Alain : – Soyez sans crainte, nous allons tout arranger ! »
Ne laissant le temps à personne de protester, il commanda une table pour huit, trop heureux d’échapper aux griffes de Luc.
Eichmann : – Je vois que nous surprenons une touchante réunion familiale… Je ne sais plus où me mettre ! Je me sentirais marri que les habitudes de votre pizzeria se trouvent bouleversées par notre intrusion inopinée ! »
La présence conjointe des deux frères lui fit craindre une réconciliation. Il en aurait été pour ses frais – une saison rythmée par les sempiternelles sorties et les réceptions ouatées à n’en plus finir, c’était étouffant !
Alain : – À la bonne franquette ! »
Suivant le placement, Eichmann se retrouva en milieu de tablée. Trôner n’était pas pour lui déplaire. À sa droite, Violetta. En face, Luc. Axelos avait été relégué à sa gauche, face à Alain. Eichmann craignit que cette disposition ne froisse l’armateur. Mais elle présentait l’avantage de disposer Violetta en face de Yasmina. Quant aux enfants, à en juger par leur silence glouton, ils auraient été les derniers à se plaindre de se trouver sur une table à part.
La commande arriva. Le Monte-Cristo n’avait de pizzeria que le nom. Si les clients affectaient de ne pas se piquer de diététique, il n’était nullement question pour eux de commander des pizzas. Violetta, soucieuse de sa ligne, et Yasmina, déjà bien-portante, et qui tenait par-dessus tout, ne cessait-elle de répéter, à éviter la caricature de la diva obèse, se contentèrent de salades et de sorbets. Seul ce bon vieux Cornélius opta pour une classique Quatre saisons. Son choix était guidé par le prix imbattable de la pizza. Sacré Cornélius ! C’était pourtant lui qui avait le moins à craindre des kilos superflus ou des additions corsées !
Luc : – Le hasard fait bien les choses !
Eichmann : – L’envie d’une pizza pour les enfants… et la joie de retrouver ce cher Cornélius !
Luc : – Les meilleures surprises sont souvent les plus inattendues, n’est-ce pas ?
Axelos : – A la bonne heure !
Alain : – Sans remettre l’histoire sur le tapis devant nos invités, je te rappelle que tu me dois toujours une bouteille…
Luc : – Celle-là, tu n’es pas près de l’oublier ! Sacré frangin, toujours aussi joueur !
Eichmann : – Une bouteille ?
Luc : – Ce monsieur peine à se remettre d’un pari fraîchement remporté…
Alain : – Il se garde bien de vous préciser lequel ! J’avais parié que la Grange ferait un bide lors de la soirée d’ouverture. Résultat des courses : complet chez moi – désert chez lui !
Luc : – Désert chez moi… Ecoutez-le ! Il faut toujours que tu exagères !
Alain : – Je n’exagère rien du tout ! »
Luc ne plaisantait que pour sauver les apparences. L’affront avait coûté sa place au gérant.
Eichmann : – En tout cas, vos dîners sont l’occasion d’enterrer les vieilles querelles fraternelles !
Luc : – Il faut bien plaisanter…
Alain : – Et tenir ses paris…
Luc : – Je tiens toujours mes engagements !
Axelos : – Mais qui êtes-vous donc ? »
La sortie était si extravagante qu’elle médusa la tablée. Les deux frères se dévisagèrent, interloqués. Ne pas reconnaître les Méribel ! À Clairlieu de surcroît ! Comme s’ils appartenaient à la cohorte des anonymes ! L’incongruité du propos restaura l’ambiance conviviale.
Eichmann : – Ce cher Cornélius ! Il tombe toujours comme un cheveu sur la soupe !
Axelos : – Surtout qu’il y a longtemps que je n’en ai plus sur le caillou…
Eichmann : – Ce sont les frères Méribel ! Tu les as rencontrés à la soirée caritative du Chamois !
Axelos : – A la bonne heure ! Je me souviens d’eux, maintenant ! »
Il se tourna vers Luc.
Axelos : – Ma distraction est souvent source de malentendus. J’ai pourtant bien connu votre père, un personnage ! Il avait de la poigne – et venait d’un autre temps…
Eichmann : – D’un autre monde, tant que tu y es !
Axelos : – Lui, il brille en société… C’est son affaire, et je la lui laisse volontiers ! Voyez-vous, messieurs, il est déjà beau de vous voir conjointement à une même table. Mon père, qui m’a légué mes deux premiers paquebots (Axelos les mentionna comme de simples boîtes d’allumettes), avait un vieil ami d’enfance qui avait fait fortune dans l’huile d’olive. À sa mort, sa fille et son fils se sont étripés tant et si bien que le garçon purge à cette heure une peine incompressible pour avoir tenté d’occire son aînée. Les haines de famille, il n’y a rien de plus tenace et de plus rance ! J’en sais quelque chose. Si ma femme n’était pas à parler de musique et d’opéra, elle nous le confirmerait ! Je suis brouillé à mort avec la sœur de mon père. Cette vieille sorcière aussi radine que peste a l’affront de refuser la mort avec une obstination qui me laisse pantois ! La haine conserve, que voulez-vous…
Luc : – Jamais notre rivalité ne nous conduira à un tel enfer !
Axelos : – Oh, je ne me fais aucun souci. J’ai beau être avare, grincheux, teigneux et caractériel (Yasmina, qui est ma quatrième femme, ne me supporte que parce qu’elle me voit rarement), quand je veux quelque chose, je finis toujours par l’obtenir ! »
La conversation entre les deux femmes suivait un rythme moins pesant. Yasmina transcrivait à grands renforts de moulinets les crises colériques qui agitaient les plus célèbres chefs d’orchestre. Violetta fut interrompue dans les trémolos étudiés de son rire aérien par les chamailleries des enfants : ils avaient fini leur pizza et commençaient à s’ennuyer ferme.
Elle se tourna vers Eichmann.
Violetta : – Il est temps de les ramener. Ils deviennent passablement agités. »
Devançant la proposition, il se leva d’une traite.
Eichmann : – Je m’en charge ! »
Il n’était pas mécontent de se dégourdir les jambes. Les dîners n’avaient jamais constitué sa tasse de thé. La rencontre d’Alain et de Luc avait ravivé l’attente d’un signe de Klaam, qu’il pourrait vérifier en toute discrétion, loin de la clique caquetante.

La Chamade, Clairlieu, 23 heures.

En se garant devant son chalet, Eichmann était loin de se douter qu’Olga, à l’affût dans sa cuisine, se précipiterait sur lui en bafouillant des onomatopées incompréhensibles, essoufflée par l’impatience.
Olga : – Trois fois ! Une dame a appelé trois fois ! »
A l’appui de son excitation d’employée zélée, elle tendit le post-it sur lequel elle avait griffonné le message à la hâte.
« Klaam ! Madame ! Vous devez la rappeler ! Sur son portable ! Vous avez son numéro, m’a-t-elle certifié…
Eichmann : – Parfait, parfait ! Je vous confie les enfants, ils croulent sous le sommeil. Prévenez Violetta que j’aurai du retard, elle risque de se faire du souci. »
Sans crier gare, il repartit dare-dare. Arrivé à la jeep, il se ravisa.
« J’oubliais : Violetta se trouve au Monte-Cristo ! Tranquillisez-la, il s’agit d’une affaire sans conséquence, qui nécessitera un contretemps mineur. »
Il démarra ravi de retrouver les vieilles habitudes du passé. Klaam n’avait pas dérogé à sa vieille habitude de fixer ses rendez-vous dans des motels. Celui-ci était situé à la périphérie de Clairlieu. Les people et les milliardaires ignoraient jusqu’à l’existence de faubourgs si mal famés dans ce lieu qu’il estimait paradisiaque– à moins de tremper dans les miasmes d’affaire sordides dont la station s’était toujours sortie pour l’instant indemne.
L’architecture du lieu, une curieuse bâtisse en briques rouges délavées, jurait avec le style rupin de la station. Elle évoquait davantage l’entrepôt que l’hôtel. Le halo bleu du néon blafard de la cage d’escalier bafouait la lumière tamisée du hall d’entrée. Pas un chat ne miaulait quand le portable d’Eichmann vibra. Il lut fébrilement le SMS de Klaam :
Chambre 12. Premier étage.
Une sourde appréhension l’assaillit. Il redouta le traquenard. Il n’aurait pas été étonné d’apprendre qu’un crime sordide avait été perpétré dans ce bouge infâme ! Distrait par sa frayeur, il gravit les marches, longea le couloir oblong qui distribuait les chambres avec une impersonnalité sans nom et toqua.
Klaam ouvrit.
Eichmann : – Rosa ! »
La Suisse coupa court aux effusions.
Klaam : – Alors, on retombe dans les intrigues ? »
Elle était demeurée la même.
Eichmann : – Vous savez, les affaires, c’est comme le jeu : un vice ne se perd jamais !
Klaam : – Whisky ?
Eichmann : – On se croirait dans un bordel ! Vous ne changerez décidément jamais… »
Elle sourit de manière évasive.
« Exactement ce qu’il nous faut ! »
Elle tendit le whisky. Il s’en versa une lampée, qu’il avala sec et sans regimber.
Klaam : – Si j’ai bien suivi, vous vous êtes associé au frère du fameux Alain Méribel…
Eichmann : – Cette histoire était trop palpitante pour que je passe à côté !
Klaam : – Diable, je me retiens de vous envier d’autant que je n’ai pas tout saisi de vos explications au téléphone… »
A mesure qu’il progressait dans sa relation, elle pâlit : une banale querelle de frères menaçait de saborder les activités du réseau !
Eichmann : – Pour des raisons qui m’échappent, Alain a modifié sa stratégie. Jusqu’alors, c’était Luc qui contrôlait l’immobilier à Clairlieu. Alain lui avait même cédé ses parts.
Klaam : – Curieux revirement !
Eichmann : – Pour moi, c’est signé : il y a la présence d’un investisseur là-dessous. Et vous ne connaissez pas le pire ! Luc Méribel refuse par principe le recours à un détective, sous prétexte qu’il s’agit de son frère !
Klaam : – Il a discuté avec son frère ?
Eichmann : – Peine perdue ! Alain lui avait certifié n’être pas intéressé !
Klaam : – Il manœuvre !
Eichmann : – C’est d’une puérilité… »
Klaam le considéra avec flegme. Son caractère n’avait pas changé. Le sadisme constituait toujours la fine pointe et l’aiguillon de sa personnalité.
Klaam : – Je descends au Chamois !
Eichmann : – Laissez-moi le temps de finir ! Je suis attendu au Monte-Cristo, la pizzeria bobo d’Alain, où j’avais promis d’emmener les enfants. Vous ne devinerez jamais sur qui je suis tombé : Alain en pleine pitance avec… Luc. Moins de dix heures après m’avoir convié à ses projets fratricides !
Klaam : – Ce qui saute aux yeux, c’est qu’Alain est loin du naïf qu’il laisse transparaître ! Entre le tour pendard qu’il a joué à son frère et les conquêtes qu’il enchaîne dans le dos de son épouse… Je respire le retors à pleins poumons ! Court-il les femmes ?
Eichmann : – Il se rattrape d’une jeunesse coincée !
Klaam : – Comme vous au bon vieux temps, somme toute ?
Eichmann : – Je vous laisse juge de vos suppositions…
Klaam : – Une passion ne serait-elle pas le motif de son revirement ?
Eichmann : – Alain agirait pour les beaux yeux d’une maîtresse ?
Klaam : – Cette hypothèse aurait le mérite d’expliquer certaines incongruités…
Eichmann : – Il est surtout tombé sur le moyen de faire enrager son frère !
Klaam : – Leur relation est fusionnelle à ce point ?
Eichmann : – Luc s’est toujours comporté comme le jumeau dominant !
Klaam : – Rien ne sert de tirer des plans sur la comète. Seule une soirée au Chamois me donnera un éclairage sur la situation.
Eichmann : – Dans ce cas, je vous laisse : ma femme et les Méribel m’attendent au Monte-Cristo ! Je ne voudrais pas qu’ils alertent la police… »
Eichmann parti, Klaam ne perdit pas de temps pour contacter Chanfilly. Celui-ci paraissait morne et apathique.
Klaam : – Vous ne devinerez jamais d’où je vous appelle !
Chanfilly : – A votre ton, je vous sens en villégiature…
Klaam : – A Clairlieu, je n’aurais que l’embarras du choix ! Pourtant, je vous appelle depuis un endroit rustique, un motel, pour être précise…
Chanfilly : – Un motel ? Dans ce cas, vous êtes en mission !
Klaam : – Qui plus est, Laurent Eichmann vient de me quitter…
Chanfilly : – Vous m’aviez certifié qu’il s’était retiré des affaires !
Klaam : – Détrompez-vous : il m’a contacté pour mener l’enquête…
Chanfilly : – Quel genre d’enquête ?
Klaam : – Une filature anodine sur deux financiers qui s’entretuent au milieu des hauteurs savoyardes…
Chanfilly : – Grand bien leur fasse !
Klaam : – Vous avez raison ! Ma réaction a été conforme à la vôtre en apprenant qu’il s’agissait des frères Méribel...
Chanfilly : – Que dites-vous ? Mais nous ne sommes plus confrontés à la même affaire ! »
Il suffoquait, sur le point de s’étrangler.
Klaam : – Ne le blâmez pas ! Nous lui devons une fière chandelle. Ses manigances nous ont évité de passer à côté d’une effroyable machination !
Chanfilly : – Rosa, je suis à bout ! De grâce, montrez-vous aussi rapide que concise. Je suis prêt à entendre le pire, pourvu que j’apprenne la vérité !
Klaam : – Installez-vous solidement alors ! »
A mesure qu’elle lui détaillait la situation, les bras lui en tombaient.
« Plus le temps passe et plus cet Alain se révèle d’un trouble inquiétant pour un blanchisseur transparent ! Vous qui le présentiez comme un insignifiant…
Klaam : – C’était la version de Pardo…
Chanfilly : – Ce Pardo, je le sens de moins en moins !
Klaam : – Allez faire entendre raison à Cardetti !
Chanfilly : – Pour l’instant, nous devons ménager la chèvre et le chou. Imaginez le merdier s’il exigeait un autre blanchisseur… Cette histoire doit être arrangée de telle sorte que ni Cardetti ni Pardo n’apprennent un traître mot de l’imbroglio !
Klaam : – Si Alain avait noué des alliances…
Chanfilly : – Nous n’aurions d’autre choix que de les mettre hors d’état de nuire ! »

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