lundi 23 février 2009

1er janvier 199*.

Le Chamois, Clairlieu, minuit.

Ne plus s’appartenir, vivre les choses à mille à l’heure, avec l’intensité virevoltante de l’artifice, telle était la devise de l’endroit. Le Chamois avait plongé dans l’effervescence de la fièvre consumériste. Les serveuses s’agitaient de toutes parts pendant que les techniciens vérifiaient les éclairages. Le regard d’Alain accrocha de nouveau sur Lady Busta. Par-dessus le brouhaha tonnait la voix du général en sueur ordonnant la bataille avec un flair divinatoire.
Pelletier : – A la plonge ! Non, par ici, les champagnes ! Plus vite ! Allez, on s’active, ce n’est pas le moment de flancher !
Alain : – Ménagez-vous, mon brave Jean-C. À ce rythme, vous ne tiendrez jamais ! Soufflez, que diable ! »
Peine perdue ! Pelletier mettait son honneur, et sa vie, dans la réussite de LA soirée, qu’il ordonnait comme l’éclatante munificence et la féerie du lieu.
Alain : – Je monte inspecter le personnel de sécurité. »
Contrairement aux mauvaises discothèques de province, le service d’ordre n’était pas assuré par des brutes épaisses et incompétentes. Le Chamois avait recours aux services d’une société spécialisée. Précaution superflue, tant la clientèle se montrait disciplinée. Pour cause, puisque, ne manquait alors d’expliquer Pelletier, les jeunes des Tamaris n’y descendaient jamais (ils le percevaient, par ressentiment, comme le lieu symbolique de la luxure et du scandale). De toute manière, ils auraient eu bien tort de manifester un commencement de velléité : ils étaient assurés de n’y jamais entrer.
Les videurs réservèrent un accueil triomphal à Alain.
« Monsieur Alain !
– Vive le patron !
– Le roi de la fête !
– Où sont les pépètes ? »
Ils avaient des raisons de se montrer d’humeur joviale. Les doubles primes qui ce soir tomberaient dans leur escarcelle promettaient d’ajouter du beurre dans les épinards. Alain ne souriait que pour l’étiquette. Le vent glacial qui lui rongeait les os jusqu’à la mœlle l’empêchait de savourer pleinement son triomphe. La bise eut bientôt raison de son savoir-vivre.
« Messieurs, je redescends. Les réservations m’attendent !
– Comptez sur nous, patron !
– C’est qu’il travaille, monsieur Alain ! Faut pas croire les apparences ! »
Au lieu de goûter les effusions de sympathie ou d’admiration intéressée, il se réfugia dans sa tanière intime, sa cabine de cœur, où seul Pelletier avait le droit de monter, à condition de montrer au préalable patte blanche (il devait prévenir sur la ligne intérieure). A peine assis, un coup de barre le transporta dans un sommeil profond. Il se réveilla en sursaut. Il n’était pas au mieux. Les affres de la nausée lui firent craindre pour de bon qu’une gastroentérite ait raison de sa vaillance et le contraigne à garder la chambre. Tiraillé de l’intérieur par des émotions de carton pâte, il se leva péniblement. Son absence prolongée à l’entrée ferait jaser. Selon la coutume qu’il avait lui-même instituée à ses débuts et qui comblait tant les mondains, il était convenu qu’il accueille à l’entrée les stars selon le rituel huilé qui avait fait sa célébrité.
Avant de revêtir ses habits de maître de cérémonie, il gravit en trombe les escaliers intérieurs. Face au blues qui le dévastait sans témoigner de stigmates apparents, seule sa compagne de peine lui laissait la perspective de le maintenir à flot. Il se servit en guise de hors-d’œuvre deux petits fonds de whisky. La cocaïne n’eut pas l’effet escompté. En proie à d’étranges atermoiements, il crut qu’un géant difforme poussait en lui. Ses mains tremblaient comme des feuilles mortes. Pour se changer les idées, il appela Betty. L’annonce qu’elle lui réservait manqua de le terrasser.
« Tu as reçu un colis… Je l’ouvre ?
Alain : – Surtout pas !
Betty : – Qu’est-ce que tu racontes ? Pourquoi t’emportes-tu de la sorte ?
Alain : – Et ta tenue, tu en es où ?
Betty : – C’est le Réveillon qui te fait perdre la tête ? Nous l’avons choisie ensemble ! C’est incroyable !
Alain : – Comme si je ne m’en souvenais pas ! C’est bien toi, ça ! Toujours à me rabaisser ! Un conseil : opte pour le Chanel, tu t’y sentiras à ton aise. Le classique au moins t’accommode tant bien que mal !
Betty : – Merci pour le compliment. Il me va droit au cœur ! Je te laisse, sinon je risque d’être en retard.
Alain : – Effectivement, après ton absence de la soirée caritative, cela ferait désordre ! »
Il bougonna de mauvaise foi. La tendresse de son épouse ravivait le souvenir de ses fautes. Décapsulant le flacon de cognac qu’il réservait précisément dans la poche intérieure de son smoking, il s’enfila au goulot une bonne lampée pour se rabibocher avec lui-même. Décidément, la vie était une histoire sordide, dans laquelle on s’aventurait par des chemins souvent peu recommandables ! Il s’apprêtait à tromper Betty sur les conseils de Jeannot et pour le Bien de l’Afrique ! Pour se distraire de la culpabilité qui le travaillait malgré le blanc-seing délivré par son ami, il se rappela que ses clients (il préférait le terme d’invités) l’attendaient pour un cérémonial haut en couleurs, qui le rendait unique auprès de sa clientèle friande d’honneurs.
N’y tenant plus, il sortit. L’air le revigorerait. Devant le Chamois, le ballet incessant des grosses berlines avait fini par éclipser le défilé agressif des taxis. Pourtant, les chauffeurs s’arrachaient la soirée. Ils savaient qu’ils empocheraient des pourboires royaux, souvent l’équivalent de la prime de fin d’année sur une seule course ! Le grand bazar du star system régissait le protocole. Alain arbora un air de majordome gourmé pour serrer une multitude de mains inconnues ou embrassa une profusion incalculable de beautés aristocratiques chaperonnées par leurs mères. Les anciennes reines du monde ne se résolvaient pas à passer la main… Briller en société était indispensable à leur équilibre.
Le meilleur taux d’indice du succès de la soirée, le baromètre le plus fiable de sa cote mondaine, tenaient dans l’afflux des bimbos et leur densité au mètre carré. Contrairement aux gloires confirmées, que les marques répétées de reconnaissance avaient initiées à l’art de la distanciation et de l’éclipse savante, elles brûlaient d’approcher de leurs ailes virevoltantes le grand manège enchanté de la célébrité. Ce soir, elles pullulaient avec une telle ferveur qu’on ne savait plus où donner de la fête.
La dernière chanteuse de la télé-réalité, Judie, grande blonde plus au fait de l’art de la séduction que de la composition, s’échappa d’une limousine rutilante. Elle avait mis tous les atouts marketing de son côté en se fiançant avec Mitch Hell, la rock star indétrônable de la chanson française, dont le patronyme anglo-saxon cachait mal les origines franchouillardes. Ce toxicomane notoire aurait succombé à ses excès depuis longtemps si ses producteurs n’avaient pris soin de sauvegarder leur juteux fond de commerce de l’avanie qui le menaçait inexorablement. Aujourd’hui qu’il ressemblait plus à un grand-père peroxydé qu’à un rebelle inoxydable, Judie représentait l’ultime coup de pub à même de réajuster son aura déclinante.
Mitch Hell : – Monsieur Méribel, c’est pour moi toujours la même fierté de passer le même Réveillon de fin d’année au Chamois !
Alain : – Tout l’honneur est pour nous, croyez-le bien !
Mitch Hell : – Je vous présente Judie, ma nouvelle fiancée. Elle chante en dansant, comme les producteurs de la nouvelle génération l’exigent…
Judie : – On se fait la bise ?
Mitch Hell : – Je propose qu’on laisse un cliché imperméable à l’appareil numérique ! »
En entendant le terme de cliché, Alain tressaillit. Mitch Hell aurait été bien incapable de relever son hébétude.
Mitch Hell : – Voyez-vous, en vieillissant, j’ai pris de l’âge. Mais grâce aux photos, les souvenirs, je m’en rappelle !
Alain : – Les stars sont éternelles… »
Pour évacuer cette conversation sidérante de stupidité post-sénile (mais avec Mitch Hell, cela avait toujours été le cas), Alain héla un videur.
Mitch Hell : – Je vous expédie l’envoi dès que j’ai développé l’appareil ! »
Pendant ce temps, le Gotha n’arrêtait plus de vibrer comme une ruche affairée à son propre engouement. On n’avait de cesse de se pavaner et de se congratuler devant les marches. Après quelques divorces et une passion scandaleuse avec une ancienne star de football, la princesse de M*** en représentait le diadème incontesté. Revenue à une stricte observance des rites catholiques, elle brûlait d’obtenir la rédemption cathodique comme reine des élégances. Elle s’approcha d’Alain.
« Je vous salue brièvement, je crains par trop les paparazzis ! Ils ne me lâchent jamais de plus d’une semelle… Vous ne savez pas la chance que vous avez de pouvoir vivre sans redouter une menace constante au-dessus de votre tête ! »
Alain grimaça. Quand serait-il délivré du verbiage de cette gourde ? L’arrivée du prince Abdullah, héritier de l’émirat du Kemrah, le divertit de ses tourments. Sa jeunesse triomphante camouflait tant bien que mal une dentition proéminente qui évoquait quand il souriait le rictus du lama en colère. Heureusement pour lui, les charmes de sa fortune gommaient sans peine aux yeux de la gent féminine cette avanie esthétique. Lui qui survolait de vagues études de commerce dans une boîte à fric londonienne, d’où il était assuré de ressortir avec le titre de « Docteur ès honoris causa», profitait surtout de son séjour en Europe pour jouir, avec la bénédiction paternelle tacite, des délices de la fête, jusqu’au jour où la succession monarchique le contraindrait à une posture plus en rapport avec les lois islamistes de son pays.
Il aurait été dispendieux d’énumérer en sus la liste exhaustive des branchés, dandys, intellectuels de foire, séducteurs et midinettes bien introduits, toute la faune interlope qui battait le pavé autour des têtes couronnées pour profiter de leur aura. Cette moderne Cour des Miracles n’aurait, pour rien au monde, raté l’Evénement qui ébranlait la Haute Montagne de sa superbe. Les grandes fortunes étaient bien sûr de la partie, mais se tenaient volontairement en retrait. Leurs faits de guerre les hissaient dans une sphère à part, qui leur permettait de se réclamer d’une extraction autrement plus noble.
Eichmann arriva, devançant comme à son habitude son armée de femmes. Alain sursauta en apercevant Betty plaisanter avec Violetta et Yasmina. Effaré de cette compagnie inexplicable, il se débattit contre la crise de nerfs dont sa femme ferait les frais à la première occasion. L’avaient-elles mise au parfum de ses turpitudes ? Dès qu’elle approcha, il l’alpagua sans ménagement.
Alain : – Comment se fait-il que tu sois sortie sans m’en référer ? Je t’avertis que si tu me caches quelque chose…
Betty : – Calme-toi, qu’est-ce que tu racontes ? Violetta a attendu le dernier moment pour nous inviter ! Elle tenait absolument à retrouver la composition du Monte-Cristo ! Malheureusement, tu étais déjà parti, alors je m’y suis rendue pour faire bien… Et je n’ai pas eu à le regretter ! Je me suis amusée comme rarement !
Alain : – Jeannot avait un souci. J’ai fait l’aller-retour jusqu’à Eonville pour le consoler. Tu aurais pu prévenir… »
Les explications de Betty ne l’apaisèrent qu’à moitié. Il était jaloux d’avoir manqué la réception, qui, du fait de la présence de Luc, acquérait une valeur inestimable, jusqu’à devenir l’événement de l’année à ses yeux. Heureusement pour Betty, il n’eut pas le temps de laisser libre cours à sa mauvaise humeur rampante. Eichmann l’accosta, tout sourire.
« Ce cher Alain ! Fidèle au poste, comme de juste ! Quel dommage que vous n’ayez pu vous joindre à notre petit raout ! Violetta a eu l’heureuse idée de reconstituer la joyeuse tablée du Monte-Cristo… Vous en fûtes le chaînon manquant !
Alain : – Je suis enchanté que le cadre et l’ambiance de ma pizzeria aient agréé à ce point à vos attentes !
Eichmann : – Ne faites pas le modeste ! Vous savez à quel point vous représentez l’arbitre de nos élégances… »
Alain fit mine de protester.
Eichmann : – Allez, c’était un compliment tout naturel !
Alain : – Je voulais m’excuser pour mon absence de ce soir. Un contretemps inopiné, de la plus haute importance, m’a rendu injoignable pour le début de la soirée… »
Eichmann le lorgna d’un regard perçant.
« Ne restons pas dehors, nous risquerions d’attraper froid ! »
La petite troupe s’empressa de s’installer dans la loge d’Alain, avec les bons soins de Pelletier, qui s’était démultiplié pour répondre aux attentes de la clientèle.
Eichmann : – Vous nous avez réservé la place du pacha !
Worda : – Alain est tellement prévenant !
Luc : – La générosité de mon frère est effectivement proverbiale ! »
Il n’y eut guère qu’Axelos pour trouver à bougonner pendant que Pelletier, aux petits soins, débouchait le magnum.
Eichmann : – Nous attendrons minuit pour trinquer à la Nouvelle Année !
Alain : – Je vous dis à tout à l’heure : je suis contraint de m’éclipser…
Eichmann : – Que se passe-t-il ? Vous êtes indisposé ?
Alain : – Rien de grave. Des ennuis gastriques bénins, mais je dois me ménager… »
Luc prit Alain à part.
« J’espère que tu ne couves rien de sérieux, tu n’as pas l’air dans ton assiette…
Alain : – C’est juste une gastro, gros malin ! »
Rassuré, Luc le laissa s’éloigner. Sur sa route, Alain croisa Pelletier en extase devant le talent de Lady Busta.
« Quel carton ! Ce n’est pas pour rien qu’on se l’arrache ! Les rythmes afros représentent la tendance de l’année. Regardez comment se trémousse la petite Irigovna ! »
Il désignait une joueuse de tennis serbe, plus réputée pour sa plastique que ses trophées sportifs.
Alain : – Avec la gastro et le voyage, je crois que le mieux est de me surveiller. Passer le Réveillon avec ma femme me procurera le plus grand bien. »
Pelletier s’offusqua devant tant de désinvolture et d’ingratitude. Ses efforts se trouvaient bien mal récompensés ! Alain ne s’en rendit même pas compte. En proie à de légers vertiges, il rejoignit, contrairement à ce qu’il avait annoncé, la tablée où languissait Betty. D’ordinaire, il passait en coup de vent pour mieux se pavaner devant le parterre nourri des stars ravies de côtoyer le maître des lieux, à condition toutefois que l’entrevue n’excède pas cinq minutes. A son grand mécontentement, il dut patienter. Violetta n’avait rien trouvé de mieux, pour témoigner son soutien à cette victime du machisme, que de lui faire ouvertement la conversation. Son féminisme mondain projetait sur cette madone innocente la personnification de la Candeur Bafouée.
Pour se débarrasser de cette compagnie rasante, Alain commanda un Napolitain grande cuvée qu’il déboucha de manière détachée, en parfait homme du monde. Il s’empressa de servir un verre à l’Italienne, jubilant du tour pendard qu’il lui jouait sous ses airs de mondain attentionné. Il ignorait à quel point il la soulageait d’une contrainte pesante : maintenant qu’elle avait le sentiment de la BA accomplie, elle brûlait d’entretenir Worda de choses intéressantes, par exemple de l’actualité musicale. Une nervosité furibonde parcourut Alain. Pour l’oublier, il leva son verre.
Alain : – A ta santé, chérie ! »
Agréablement surprise par l’heureuse et inopinée disposition de son mari, Betty trinqua de bonne grâce. Comblé, Alain se lâcha. Le flot de ses tensions étouffées explosa en un geyser impétueux sous la forme d’une logorrhée aussi impérieuse que cocasse.
Alain : – Que dirais-tu d’une semaine en amoureux ? Vois-tu, j’ai réfléchi, et tout cet artifice, à la longue, me porte sur les nerfs. J’ai besoin de changement ! Un week-end en amoureux serait le meilleur moyen de mettre fin aux malentendus qui minent notre relation à la longue. Je sais bien c’est le lot de tous les couples que de connaître un jour ou l’autre leur pesant de tensions. Prends Luc et Helena ! Ils ne s’entendent pas aussi bien qu’ils en donnent l’impression, crois-en mon intuition ! Je sais de quoi je parle et j’aimerais aborder le sujet, que nous gagnions en dialogue ! C’est important pour les enfants et pour nous aussi ! »
Il marqua une pause.
Alain : – C’est vraiment important, tu sais, et je suis sûr que tu sauras me comprendre. J’en ai tellement besoin ! »
Ce flux tendu de paroles contenait une intonation si douloureuse derrière son débit automatique que Betty s’en alarma. Malheureusement, la pénombre l’empêcha de distinguer ses traits. C’était bizarre, presque suspect ! L’espace d’un instant, il était redevenu le jeune homme timide et fragile qu’elle avait aimé autrefois. Eichmann gâcha cette douce réminiscence en interpellant Luc d’une voix de stentor qui couvrit toute la tablée.
« Quelle soirée ! C’est simple, j’ai l’impression de retrouver le charme désuet de la jeunesse éternelle !
Luc : – Je n’y suis pas pour grand-chose. En vérité, c’est l’œuvre de mon frère… »
De s’entendre cité, Alain redressa la tête. Luc lui adressa un grand sourire et le prit à part.
Luc : – Sacré frangin ! Tu en fais de bien bonnes, mais c’est un réel plaisir que de goûter ta compagnie en ce soir si spécial ! Je ne parviens toujours pas à comprendre les raisons de tes agissements inconsidérés, mais…
Alain : – Tu ne vas pas remettre notre différend sur le tapis ce soir !
Luc : – Rien ne me serait plus douloureux que l’éventualité de te perdre, tu sais… »
Alain sursauta.
« Que dis-tu ?
Luc : – C’est simple : si tes coups tordus étaient appelés à se renouveler, nos relations n’y survivraient pas. Ce ne serait pas de gaieté de cœur, mais une question d’honneur… Malgré tout, j’aurais l’impression d’y perdre plus qu’une part de moi-même – mon ombre et mon identité !
Alain : – Tu sais, j’ai réfléchi… »
Il s’agita.
« Et j’ai décidé d’évoluer… »
Il était à deux doigts de suffoquer. Les larmes aux yeux, il agrippa violemment Luc par le bras.
« Nous ne pouvons continuer à nous déchirer… Je te propose une transaction fraternelle et définitive !
Luc : – J’ai peur de mal saisir… Tu… Tu suggères un accord ?
Alain : – Vois-tu, pour moi, dans le fond… La Fondation est tout ce qui m’intéresse ! »
Il se racla la gorge.
« Ca peut te sembler bizarre, mais j’ai décidé de te revendre mes parts… Je me sens étranger au monde du capitalisme… »
Luc n’en revenait pas.
« Eh bien, si on m’avait dit… Franchement, je ne te croyais pas capable d’une telle sagesse…
Alain : – Trinquons comme les frères que nous ne cesserons jamais plus d’être ! »
Ils tombèrent très émus dans les bras l’un de l’autre. Dans son exaltation, Alain revint du bar avec deux coupes de champagne.
« Goûte, c’est une exclusivité de la maison, tu m’en diras des nouvelles ! »
Luc vida cul sec son verre.
« Un délice !
Alain : – Avoue que ce n’est pas à la Grange que tu aurais l’occasion d’apprécier un champagne de cette envergure…
Helena assistait avec une inquiétude impuissante à la réconciliation mondaine des deux frères. Pour couper court à des effusions qu’elle jugeait obscènes, elle voulut interpeller Luc. Mais Violetta mit à profit le départ de Yasmina Worda aux toilettes pour l’entretenir à brûle-pourpoint de sa passion pour l’opéra.
« Vivaldi est mon maestro préféré… De loin ! »
Helena réprima un bâillement maussade. Le chant classique lui importait comme sa première culotte et se situait aux antipodes de ses préoccupations du moment. L’élan de tendresse auquel Luc avait cédé représentait à ses yeux une marque de faiblesse grotesque. Heureusement, Worda était revenue distraire Violetta.
Alain : – Chérie, j’aimerais te parler à cœur ouvert !
Betty : – Cela tombe bien, l’agitation commence à me peser. Pour tout te dire, j’aimerais retrouver mon lit…
Alain : – Décidément, tu es comme les poules ! Nous n’avons pas encore trinqué à la Nouvelle Année et tu parles déjà de te retirer. C’est incroyable ! Je passe pour qui, moi, aux yeux de nos convives ?
Violetta : – Comprenez-vous qu’un opéra de Vivaldi me mène tout droit à l’extase ?
Worda : – Et moi dooonc ! Une sonate de Beethoven, et mon cœur renaît ! Je suis quelqu’un de très siiimmple !
Violetta : – Comme je vous comprends ! Beethoven, c’est le faîte de la musique, c’est … ! »
La contemplation fortuite d’Axelos divertit un temps Alain. Le Grec passait sa hargne dans la contemplation hallucinée de son verre. Luc empoigna Alain par le coude.
« Sacré frangin, va ! Cette tournée est mienne ! »
Prévenant, il préférait sacrifier aux convenances onéreuses. Il était impensable qu’on murmure sous cape qu’il se rinçait aux dépens de son frère.
Luc : – Magnum !
Alain : – Je reviens !
Luc : – Hein ?
Alain : – J’ai sur le feu des vérifications qui n’attendent pas !
Luc : – Quand tu seras de retour, pour le champagne, c’est un magnum, j’y tiens !
Alain : – T’en fais pas, on a la vie pour trinquer à notre santé !
Luc : – J’insiste ! Chacun son tour, c’est la moindre des choses… »
Il n’eut pas le temps de poursuivre. Alain avait filé aux toilettes. Y fuyait-il ses remords qui remontaient à la surface avec la hardiesse sardonique de cadavres obstinés ? Tout à son trouble, il remarqua à peine devant la glace du lavabo le mataf qui se recoiffait avec la grâce du double mètre nanti d’un quintal et d’une mâchoire carnassière. En l’apercevant dans le reflet, l’homme se retourna avec un rictus patibulaire. Sous le coup, Alain manqua défaillir. Flageolant, il s’agrippa au lavabo, sans reconnaître le colosse qui l’avait mené au Baquoual. S’apercevant de son trouble, le gorille articula avec peine.
« Vous, pas peur ! Adriana ici deux heures. Convenir ? »
Alain acquiesça avec soulagement. Il échappait à un règlement de comptes. Betty serait en outre partie à l’arrivée d’Adriana. Il crut qu’un filet d’eau le remettrait de son trouble. Peine perdue ! A peine sorti des toilettes, Malebrac l’alpagua sans ménagement. Dans la confusion, il ne retint qu’un enchevêtrement inextricable de rafales de formules absconses.
« Le Chamois représente bien plus qu’une simple discothèque […] Un jour, l’on en parlera comme du saint des saints, l’oint où les célébrités accouraient pour recueillir leur bénédiction […] J’ai l’impression de vivre ici un grand moment passé dans l’antre des élégances ! »
Redoutant que cette logorrhée ne dégénère en maux plus conséquents, il chercha le moyen de se débarrasser de l’importune. Par un heureux hasard, qui, plus qu’un concours de circonstances, confinait au miracle, son portable sonna.
Jeannot : – Alain, trop de la balle ! Eichmann est un […] Corsafrique et Pavlovitch […] Karpak !
Alain : – Qu’est-ce tu racontes ? Tu gueules tellement comme un putois, on comprend que dalle !
Jeannot : – La Corsafrique ! Pavlovitch !
Alain : – T’as pété un câble ou quoi, de quoi tu causes ?
Jeannot : – Des zones […] partout ! On connaît pas sa fortune […] à la Grande Loge… Antonioli et de Marchal […] lutte contre le communisme !
Alain : – Moi, si tu te calmes pas, je laisse béton !
Jeannot : – […] Toni l’a prouvé !
Alain : – Ma parole, c’est quoi ce bordel ? Attends, je m’éloigne ! Voilà ! Parle doucement, on reçoit tchi !
Jeannot : – T’es en danger, grave !
Alain : – Eh, tu fais péfli, là ! Il est où, le problème ?
Jeannot : – Devine pour Cardetti ? […] Un putain de mamaillou, t’as même pas idée ! Il blanchit tout ce qui bouge, les armes, la came, les tepus… Une baltringue à ce niveau de vice, ça me fout la gerbe !
Alain : – Ca me dit toujours pas en quoi je suis dans la demèr !
Jeannot : – […] Son homme de main sur la Côte […] un problème de blanchiment…
Alain : – Et merde, ça recommence à déconner, j’entends rien ! Je sais pas, moi, articule, mec !
Jeannot : – […] l’enquête du juge Balthazar […] c’est pas tout !
Alain : – Allô ?
Jeannot : – T’as déliré à plein tube !
Alain : – Bordel !
Jeannot : – Je te le fais pas dire !
Alain : – Je monte !
Jeannot : – Faut prévenir les condés !
Alain : – Tu connais les schmitts aussi bien que moi ! Tout dépend sur qui on tombe. Moi, je préfèrerais Ursule. Y aurait bien Bonnet, mais… »
Ils s’esclaffèrent.
Alain : – Ca y est, ça recapte enfin !
Jeannot : – Bonnet ! T’en as pas une autre, pendant que t’y es ? Le plus gros bouffon de la création !
Alain : – La risée du bahut, ouais !
Jeannot : – Tu m’étonnes !
Alain : – Attends, je préviens Abdel !
Jeannot : – Vas-y molo, mec ! Toni a insisté : faut rester scrédi…
Alain : – Je sais, mais tu vois le tableau ? Si on fait rien, moi, ils vont me vécreu ! Faut trop que je fasse gaffe à mes seffés ! S’ils me remontent, ils me louperont pas !
Jeannot : – Agir sans Abdel, je trouve pas ça correct ! Laisse bèt’ et écoute, j’ai un plan !
Alain : – Je voudrais t’y voir, moi, on verrait si tu fais autant le mariole dans ma situation !
Jeannot : – C’est une idée à Toni : on s’occupe de Pardo et on refile Pavlo à la licepo !
Alain : – Tu veux faire quoi pour Pardo ?
Jeannot : – Destroy ceux au-dessus de lui ! Cardetti et Karpak, quoi… T’imagines le trip ?
Alain : – Tu crois pas que tu te tournes des films de dingue ?
Jeannot : – Tout seuls, on peut rien, mais si on frappe à la bonne porte, ça peut faire mal !
Alain : – J’appelle Abdel direct ! Pas le temps de traîner !
Jeannot : – Man, respire, que je t’explique le détail. S’agit pas de passer au travers ! »
Alain sursauta : Violetta s’approchait ! Il n’eut pas le temps de battre en retraite qu’elle l’avait déjà rejoint.
Alain : – Deux secondes, je te rappelle. Pas le choix, c’est la demèr ! »
Effectivement, elle l’entraîna sans plus de précisions vers la table d’honneur et l’installa de force aux côtés de Betty.
Violetta : – Je pèse mes mots : votre femme est une créature for-mi-da-ble ! Vous avez une chance in-vrai-sem-bla-ble ! C’est une mère, une épouse, une compagne dans le sens le plus noble du terme ! Je ne participe nullement au pessimisme qui gangrène notre modernité. Donner la vie n’est pas une absurdité, c’est l’acte de générosité par excellence, c’est… Vous savez, mon père a bien connu Albert Camus. Eh bien, malgré cette proximité je dirais presque familière, je le tiens pour un piètre philosophe, et même une crapule intellectuelle. Et ne parlons pas de Sartre ! A mon sens beaucoup de bruit pour rien… »
Persuadée avec cette seconde intervention d’avoir apporté une contribution décisive à la paix des ménages, elle jugea qu’elle pouvait se tourner vers Yasmina en toute bonne conscience pour combler son narcissisme cabot. Tant Betty que lui avaient perdu d’un coup jusqu’à la moindre parade d’existence à ses yeux.
Violetta : – Quand je pense qu’un génie universel comme Wagner était antisémite…
Worda : – Il n’est pas le seul. Figurez-vous que l’antisémitisme est très répandu en Orient, particulièrement au Liban où nous subissons l’influence nauséabooonnnde des courants islamistes. Les imams intégristes montent la tête de nos étudiants au sujet de la cause palestinieeenne. Quand je songe à mes amis juifs, j’en suis malaaaade d’avance !
Violetta : – Allons, ne désespérez pas, je suis persuadée que vos lumières sauront triompher de telles horreurs ! Une idée charmante me vient à ce propos : nous pourrions contribuer à la lutte contre ce fléau en organisant un grand concert symphonique pour le Rapprochement des Peuples Israéliens et Libanais… Quelle gueule ça aurait ! »
Worda s’enthousiasma.
Worda : – A condition qu’elle ne soit pas guidée par des motifs politiques, la cause caritative reçoit toujourrrrrs la bienveillance de mes grâââces ! »
Betty, soûlée par ces singeries, se crispa.
« Alain, je suis à bout, ma place est à la maison ! »
Elle prit sa montre à témoin.
« Il est presque deux heures moins le quart…
Alain : – J’appelle un taxi ! »
Il ne protesta pas. Son épouse et Adriana ne se croiseraient pas, c’était le principal ! La tablée salua chaleureusement Betty. Même Helena se fendit d’une poignée amicale. Seul Alain se sentit lésé de n’avoir pas eu l’opportunité de lancer sa confession larmoyante. Elle l’aurait pourtant libéré d’un poids plus qu’accablant. Sur les marches de l’entrée, il mit à profit l’arrivée du taxi pour se rattraper.
Alain : – C’était une excellente soirée… Vraiment !
Betty : – C’est la plus aboutie de celles auxquelles j’ai assisté ! Vraiment ! C’est bizarre : tu as l’air éreinté… On jurerait que rien ne te soucie…
Alain : – Tu comprends, la compagnie des raseurs… Je n’ai rien à voir avec ces gens-là ! Si ça continue, ils vont finir par avoir ma peau !
Betty : – Tu es sûr que tu es dans ton assiette ? Je ne te reconnais plus…
Alain : – Bien entendu ! Qu’est-ce que signifie cette question saugrenue ? »
Cette mine harassée, cette fébrilité, cette irritation sourde… Une horrible prémonition envahit Betty. Et si Alain s’exprimait sous l’emprise de la drogue ? Bien que l’hypothèse lui parût aberrante, son comportement depuis le début de la soirée plaidait en faveur de cette hypothèse.
Alain : – Chérie, le taxi patiente… »
Il voulut l’embrasser avec fougue.
Betty : – Alain, je t’en prie ! »
Sa protestation témoignait de sa confusion. Les élans de tendresse inopinée de son mari n’étaient pas monnaie courante. Docile, il se contenta d’un sage baiser. Au moment de monter dans le taxi, elle se retourna, tourmentée par une appréhension tenace. L’apparence d’Alain ne fut pas pour la rassurer : il paraissait au supplice. La voiture n’eut pas le temps de s’éloigner que Pelletier le héla, essoufflé par l’ascension quatre à quatre des marches.
Pelletier : – Monsieur Méribel !
Alain : – Jean-C. ? »
En apercevant ses paupières tuméfiées et son regard voilé par une préoccupation invisible, Pelletier crut tomber nez à nez avec un mort-vivant. Il réagit par un haut-le-cœur. Alain s’étonna de ce rictus d’effroi, presque de sauvegarde vitale contre la menace thuriféraire de la mort.
Alain : – Quelque chose colle ?
Pelletier : – Votre teint… Ne couvez-vous pas quelque vilaine infection ?
Alain : – Allez, qu'allez-vous chercher ? Je ne me suis jamais senti aussi bien…
Pelletier : – La collaboratrice de monsieur Pavlovitch vous attend dans votre bureau…
Alain : – Mille merci. Une fois de plus, vous tutoyez la perfection ! »
Il se recoiffa sommairement. Il s’en était fallu d’un cheveu que Betty ne croise Adriana... Il en aurait fait une maladie. Il redescendit, conscient d’avoir échappé au pire. Au passage, il admira subrepticement la superbe poitrine de Lady Busta, que son décolleté chamarré aux couleurs de l’Afrique mettait avec vigueur en valeur. Luc était à plaisanter avec Eichmann comme de vieux complices revisitant leurs coups pendards de garnements. En les observant, Alain repensa aux clichés. Et s’ils en étaient les auteurs et les expéditeurs ? Cette sombre spéculation agit comme un crève-cœur sur son humeur. Qui le trahissait ? Il était incapable du moindre pronostic.
À cette heure de transe, alors que la piste chavirait dans la folie du Réveillon, le surmenage s’empara de son corps et de son esprit. Que son frère soit le traître était une idée inacceptable, presque homicide. La supposition le rivait sur des charbons si ardents qu’il s’empressa de n’y plus penser. L’idée de quitter ce monde cruel pour se débarrasser des tourments qui empoisonnaient son existence l’effleura. Esquivant les regards qui quémandaient le salut de nature à les investir d’un supplément d’être, il s’engouffra en trombe derrière le comptoir et monta en pression.
« Il manque deux assiettes et trois verres au comptoir central ! »
Il s’était mis à hurler, ivre de sa puissance apparente.
« Les glaçons ! Le fût de pression ! Gare à la mousse ! Deux serveuses sur la gauche ! Ne travaillez pas tous au centre, vous créez des embouteillages ! »
A son contact, le personnel, galvanisé, s’ébroua. Ils l’aimaient, cela se voyait. Le bar, assailli par les clients, se mua en une ruche affairée autour de sa reine. Pourtant, le coup d’éclat était trompeur. La soirée signait l’éclatante victoire de Pelletier. D’ailleurs, Alain ne donna pas longtemps le change.
« Mon cher Jean-C, je m’éclipse, les affaires n’attendent pas…
Pelletier : – Au succès de notre entreprise !
Alain : – Votre fidélité vous honore !
Pelletier : – Vous exagérez…
Alain : – Nullement : j’estime seulement que vous représentez la mémoire vive du Chamois ! Puisque nous en sommes là, permettez-moi de vous toucher un mot sur les projets que je nourris en silence depuis des semaines… »
L’idée venait en fait de germer dans son esprit surmené.
Pelletier : – Décidément, votre inventivité est constamment en mouvement !
Alain : – Figurez-vous qu’elle vous concerne au premier chef !
Pelletier : – De quoi voulez-vous parler ?
Alain : – De votre entrée dans le capital de l’Arc, pardi ! »
Pelletier manqua de s’étrangler. Cette reconnaissance tardive le prenait en défaut. Ce n’était pas le père Claude qui aurait agi de la sorte ! Il en oublia sa vindicte contre la gourme égocentrique des patrons. Alain lui apparut sous un jour moins hostile, comme un jouet inoffensif qu’il convenait de flatter pour obtenir ce que l’on escomptait subrepticement. Un serveur les interrompit dans leur conciliabule.
« Monsieur Lenoir est arrivé…
Alain : – Il ne manquait plus que lui ! Comment vais-je m’en sortir si je suis interrompu toutes les minutes ?
Pelletier : – Prétextez une urgence ! Vous lui présenterez vos meilleurs vœux à votre retour !
Alain : – Encore un conseil avisé ! Décidément, je vais finir par croire que vous êtes mon sauveur et mon ange gardien… »
Il n’eut pas le temps de tresser les louanges à son bras droit que Lenoir le cueillit au vol.
Lenoir : – Vous, on peut dire que vous respirez la santé ! Quel feu de Dieu ! Il faudra que vous me livriez le secret de votre éternelle jouvence, tant je me sens fourbu. Il est vrai que je n’ai jamais été du soir…
Alain : – La jeunesse se situe dans la tête !
Lenoir : – Si vous le dites… A ce propos, ne vous serait-il pas loisible d’avancer notre entrevue à demain ?
Alain : – A votre convenance !
Lenoir : – Quelle disponibilité ! Préférez-vous la mairie ou vos propres bureaux comme point de chute ?
Alain : – Tout dépend du temps que vous tiendrez…
Lenoir : – A la mairie ?
Alain : – Je vous parle de ce soir !
Lenoir : – Grand Dieu ! Une heure représente le maximum de ce que je peux offrir sans risquer la migraine au réveil. Vous ne mesurez pas la chance que vous avez d’enquiller les veilles sans tiquer !
Alain : – Je traite un rendez-vous d’affaires et je suis à vous…
Lenoir : – Mais vous n’arrêtez jamais, cela tient du prodige !
Alain : – Je n’ai pas le choix : croyez-vous que le travail attende ?
Lenoir : – Allez, vous êtes bien le digne héritier de votre père ! »
Gonflé par le sentiment jubilatoire de son importance, Alain grimpa quatre à quatre les escaliers intérieurs. Il exultait d’autant plus qu’il avait intercepté entre deux sourires le regard haineux de Helena qui le surveillait de sa fièvre inquisitrice. Dans le bureau, Adriana fumait une cigarette. Elle tressaillit devant l’entrée fracassante de son client avec une légèreté aérienne très superficielle.
Adriana : – Quelle énergie !
Alain : – Détrompe-toi, je suis au bout du rouleau. Claqué !
Adriana : – Claqué ?
Alain : – Ca veut dire fatigué en ragot…
Adriana : – En ragot ?
Alain : – En argot, voulais-je dire ! Ma langue a fourché. C’est un signe qui ne trompe pas. Il confirme ce que je te disais au sujet de mon état…
Adriana : – Ah ! Je ne maîtrise que les bases du français académique… »
Elle lui sauta au cou.
Adriana : – Deux jours sans te voir, c’est long !
Alain : – Tu n’as rien lâché à Fiodor ?
Adriana : – Tu as perdu la tête ? »
Alain ressentit le besoin d’accorder sa confiance aveugle à cette sublime fleur au parfum si frêle. Quitte à jouer la comédie (sur les conseils de Jeannot), il convenait de gommer, au moins provisoirement, les aspects les plus inquiétants de cette partie duplice.
Alain : – Café ? »
Ses grands yeux de gamine émoustillée par le péché l’implorèrent.
« Tu n’aurais pas plutôt de la cocaïne ?
Alain : – T’arrêtes pas, toi ! J’ai déjà sniffé aujourd’hui plus que de raison…
Adriana : – Allons, la veillée de la Nouvelle Année, on ne compte pas ! »
Il tapota le sachet contre la paume de sa main et la fixa, ivre de cette grâce sans défaut qu’elle lui renvoyait avec la perfection d’une fleur vénéneuse.
« Après tout, tu dois avoir raison. Puisque tout n’est que comédie ici-bas, profiter est la seule raison de vivre qui vaille. »
Il se frappa le front.
« J’ai mieux : ‘‘Etre ivre est notre raison de vivre’’ ! »
Elle le darda d’un regard admiratif.
Adriana : – Tu es philosophe ? »
Ce soir se jouait le deuxième volet de sa mission. Heureusement, c’était aussi le dernier. Sans crier gare, elle se jeta sur lui.
« J’ai envie de toi ! »
Affolé, il recula.
Alain : – Tu n’as plus peur de Karpak ?
Adriana : – Ne pose pas trop de questions… »
Il l’ausculta. Qu’il était malaisé de concevoir la trame de noirs desseins sous ces traits d’une pureté de chérubin ! Il n’eut pas le loisir de se remémorer les conseils de Jeannot ni de débrouiller l’écheveau complexe de ses songes : elle s’était déshabillée. Nue, elle sniffa goulûment, comme affamée après un long jeûne, puis le couva d’un regard de louve gloutonne. Elle lui susurra dans le creux de l’oreille :
« Prends-moi ! Fais de moi ce que tu veux ! »
A ces paroles, ne s’appartenant plus, il s’accroupit pour engloutir à son tour un long rail, sans remarquer les clichés qu’elle prenait depuis la fausse montre dont Pavlovitch l’avait affublée. Comment aurait-il pu ? Il avait basculé corps et bien dans l’onirique. Elle se cabra, au diapason. Satisfaire le client pour mieux le traire. Feindre. Elle commença à geindre. Les tempes ruisselantes, il accéléra la cadence. Il tanguait entre deux transes d’un magma poreux. Adriana, pose paupières closes, redoubla d’excitation. Pause. Il éprouva l’envie de se moucher. Dans une offrande théâtrale, elle renversa sa nuque.
En vérité, elle était lasse. Qu’il jouisse, et qu’on en finisse ! Pour donner le change, elle geignit un ton au-dessus, d’un râle harassé. Banco ! Galvanisé par ses glapissements, il la hissa péniblement par la taille, à bout de bras. Chancelant de tout son être, il faillit la lâcher, tituba, se rattrapa en la plaquant à la va-comme-je-te-pousse contre la porte. Elle attendit avec résignation la délivrance. Au lieu de quoi elle se retrouva à terre. Sur le coup de la colère, elle n’en revint pas : il l’avait vulgairement plaquée au sol, tel un rugbyman ! Cette fois, il dépassait les bornes ! Pour qui la prenait-il ? Elle n’était pas une actrice de gonzo minable !
« Qu’est-ce qui s’est passé ? »
Irritée, elle attendit la réponse. Nulle réplique ne vint. Le mutisme de son client commença à l’inquiéter.
« Alain ? »
Il ne réagit pas. Surprise de cette léthargie, elle le secoua. En apercevant son visage, elle comprit l’atroce vérité : la fixité congestionnée avec laquelle il la scrutait ne trompait pas. Il avait été fauché en plein vol sans avoir eu le temps de protester. Elle étouffa un cri rauque et trembla comme une possédée.
« Mon Dieu ! »
Confrontée au dévoilement de l’horreur dans sa simplicité cristalline, elle se figea. Une protestation insoutenable de joie contredisait le rictus d’effroi qui suintait de la bouche d’Alain. En désespoir de cause, elle prit son pouls : rien, nul écho réconfortant ne mettait un terme à son supplice ! En désespoir de cause, elle se pencha sur sa poitrine : aucun battement ne s’échappait de son cœur coi. Elle sursauta. Sur le bureau, le portable d’Alain avait délivré un croassement sardonique. En regardant le cadran, elle aperçut l’identité de l’émetteur : c’était un certain Jeannot… Elle ne prit pas le temps de comprendre davantage. Dardée de flashes lancinants et insoutenables, elle s’enfuit dans la nuit.

Le Chamois, piste de danse, Clairlieu, 1 heure.

Une heure plus tard, Lenoir, exaspéré par les cancans et le boucan qui s’étaient emparés du Chamois, commença à maudire l’absence prolongée d’Alain. Ce retard s’apparentait à une faute de goût. Il réfléchissait déjà à la subtilité vacharde dont il le tancerait pour lui faire sentir son manque de ponctualité. Luc vint lui offrir une distraction bienvenue.
Luc : – Je vous aperçois à l’écart ! Venez vous joindre à nous !
Lenoir : – J’en suis à me demander ce que fabrique votre frère ! Il m’avait certifié qu’il serait de retour d’un instant à l’autre…
Luc : – Rassurez-vous, il ne va pas tarder ! C’est toujours comme ça avec lui : il prend son temps. »
Il s’approcha et glissa sur le ton de la confidence amusée.
Luc : – Au fond de lui, il est resté un grand enfant !
Lenoir : – C’est que je ne voudrais pas m’appesantir. Je ne suis pas de ces noctambules qui… »
La virevolte d’Alain avait placé Luc dans des dispositions si enthousiastes que ces ergotages glissèrent sur sa gaieté avec le détachement de la désinvolture.
« Si vous le souhaitez, je peux le chercher…
Lenoir : – C’est-à-dire que… Il s’est rendu dans ses bureaux pour affaires ! »
Luc s’amusa de l’expression ‘‘dans ses bureaux’’. Elle s’appliquait avec une ironie piquante à la modeste pièce qui servait de QG à Alain.
Luc : – Je me demande ce qu’il fabrique. Ce n’est pas son genre… D’habitude, il goûte les festivités sans fard ni retenue ! Je vais le prévenir. »
Il quitta la discothèque d’un pas décidé, gravit avec entrain les marches du bureau et tambourina à la porte. L’absence de réponse l’intrigua. Il frappa de plus belle. Déboussolé par le mutisme prolongé, il se décida à entrer. Par chance, Alain n’avait pas fermé. Dans la pièce, la lumière du plafond éclairait la pénombre espiègle d’une striure kaléidoscopique. D’emblée, peut-être le silence hébété qui rôdait comme un mauvais courant d’air, Luc se figea. Quelque chose clochait.
Puis il tomba sur le corps inerte et dévêtu d’Alain. La foudre l’eût calciné sur place qu’il n’eût pas ressenti une semblable épouvante. Son frère gisait à terre, le visage cloué dans une pâleur prostrée.
« Alain ! »
La gorge nouée, il s’effondra à genoux et sanglota de manière convulsive. La mort de son jumeau le fauchait en plein vol. Lui aussi avait perdu la vie. Et peut-être pour l’imiter et le rejoindre vaille que vaille, au moins le temps d’une chimère congénitale, il s’effondra à son tour, sans connaissance.
Un quart d’heure plus tard, Helena commença à perdre patience à son tour.
« Je ne sais pas ce que fabrique mon mari ! Où est-il passé ?
Lenoir : – Vous n’étiez pas au courant ? Luc est parti chercher Alain… »
Furieuse, elle ne s’en laissa pas conter.
Helena : – Je le rejoins sans tarder !
Lenoir : – Je vous suis ! Sait-on jamais… »
En arrivant devant le bureau, ils aperçurent la porte entrebâillée. Lenoir crut bon de plaisanter.
« Si ça se trouve, nous allons les retrouver à plaisanter au bout d’une bonne bouteille… »
Helena le considéra sévèrement.
« Si vous le dites…
Lenoir : – Ohé !
Helena : – Il y a quelqu’un ? »
Ils se regardèrent.
Helena : – Personne ? »
Sa voix exprima un début d’appréhension.
Helena : – J’entre ! »
A la vue de son mari gisant à terre, le visage inanimé, elle se mit à trembler de manière frénétique.
« By Jove ! »
Ce furent les seuls mots qu’elle parvint à articuler. Lenoir s’avança. Il se pencha sur la poitrine de Luc.
Lenoir : – Dieu soit loué ! »
Helena tressaillit.
Lenoir : – Il vit ! »
Il se releva pour ausculter Alain, un brin rasséréné. Cette fois, sa voix se perdit dans un mince filet éperdu.
« Mon Dieu, Alain ne bat plus !
Helena : – Son cœur ? »
Pour toute réponse, Lenoir secoua son bras inerte. Ils ne s’étaient même pas offusqués de cette nudité que la mort avait rendue aussi dérisoire qu’invisible.
« Quel drame !
Helena : – Terrific !
Lenoir : – Je préviens en bas !
Helena : – Surtout n’en faites rien ! »
Elle avait conservé suffisamment de vaillance pour opposer un jugement opportun à la panique du maire.
« Ce serait une grave erreur que d’alerter les journalistes. Si nous voulons conserver le maximum de chances de découvrir la vérité, nous ne devons pas perdre de temps… Regardez sur le bureau ! »
Elle désigna la poudre blanche et le rouge à lèvre.
Lenoir : – Quelle est cette diablerie ? J’appelle Chanel de la Freyssinière !
Helena : – Le procureur général ?
Lenoir : – Une femme remarquable… Sans nul doute la personne la mieux qualifiée pour débrouiller cette affaire ! »

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