A Claude.
10 décembre 199*.
TGV Bâle-Paris, 16 heures 37.
Rosa Klaam consulta sa montre. Encore trois quarts d’heure ? A force de filer avec la régularité accablante d’une horloge, le train avait fini par estomper l’implacable dérobade du temps. Pour résister à l’appel oppressant de la sieste, Klaam parcourait un rapport de la Commission de l’ONU dénonçant la traite humaine dans le monde. Ses traits graves, guindés, qui témoignaient de son sérieux irréprochable, exprimaient pour l’observateur perspicace son impatience du moment. Pas le vulgaire empressement à quitter le train ou satisfaire un impératif de second ordre ! Elle avait rendez-vous au Verseau avec le colonel Chanfilly. Elle tressaillit. L’appel ne tombait pas seulement du Ciel ! Il l’affranchissait de sa solitude lénifiante. Heureuse surprise ou hasard mutin – il émanait justement du Colonel.
Chanfilly : – Vous trouvez-vous dans le train ?
Klaam : – Plus que jamais prête à vous rejoindre !
Chanfilly : – L’ordre du jour est bouleversé…
Klaam : – Quel en est l’imprévu ?
Chanfilly : – Vous ne lisez donc pas la presse ?
Klaam : – Pour mon aise, le moins possible !
Chanfilly : – Vous avez tort ! L’Aurore nous fait les honneurs de son reportage mensuel en pages intérieures…
Klaam : – Disons que leur prose de gauchistes bien-pensants m’est à jamais étrangère !
Chanfilly : – Croyez-vous que j’accorde la moindre attention à leur style moraliste et édifiant ? Je fais référence à l’édition d’hier ! Pour une fois, vous dérogerez à votre censure avisée – autant vous prévenir d’entrée que le contenu de l’article téléchargé est coton…
Klaam : – Le temps d’en prendre connaissance, et la primeur de mes impressions…
Chanfilly : – Ce sera inutile ! Je me rends sans perdre une minute à la cellule de crise que Marchal a convoquée ! »
Elle raccrocha, perplexe. En proie à d’étranges fantasmagories, elle s’expliquait mal par quelle aberration elle en était venue à concevoir Chanfilly suspendu au-dessus d’un grill incandescent. La lecture du titre ne fit que confirmer ses prémonitions alarmistes.
« Le plus grand scandale de la Cinquième République ? »
Le sous-titre en pleine page n’était pas pour la réconforter :
« La chute du plus secret des services français. »
Oscillant entre incrédulité et incompréhension, elle essaya de repousser la sarabande des questions qui l’envahissaient. Etait-il envisageable que le RM soit visé à la tête ? Elle se reprit. Le meilleur moyen d’en avoir le cœur net était encore de prendre connaissance au plus vite de l’article.
« Pour le grand public, la Compagnie de Raffinage et d’Exploitation Pétrolière représente l’emblème du grand capitalisme d’Etat, une exception à la française dont les plus hauts sommets de l’Etat s’enorgueillissent sans vergogne. Cette fierté sera-t-elle toujours de bon aloi d’ici peu ? La question mérite d’être posée. Selon nos sources, un scandale sans précédent menace d’éclabousser les coulisses de cet état dans l’Etat. Les plus hautes personnalités de la politique et de la finance s’y trouveraient impliquées. Contrairement à ce que ses campagnes publicitaires ressassent avec délice, la CREP se situerait aux antipodes du vertueux conglomérat pétrolier dont elle cisèle l’image. Les suspicions sur ses pratiques bruissent avec insistance dans les milieux bien informés. Son chiffre d’affaires, dix milliards d’euros¹ pour le dernier exercice, provient-il uniquement de ses activités de raffinage, dont la majeure partie s’effectue en Afrique francophone ? La CREP n’a jamais fait mystère de l’exclusivité des contrats d’exploitation que lui assuraient ses liens privilégiés avec les anciennes colonies. Pourtant, selon nos informations, les investigations du célèbre juge Balthazar risquent de mettre le feu à une poudrière dont on peine à estimer l’ampleur des ramifications secrètes. Selon l’enquête, la CREP servirait de façade pour ce que l’association franco-africaine de lutte contre les impérialismes Oxygène a baptisé la Françafrique en référence aux dérives mafieuses de certaines officines franco-africaines. Si cette nouvelle se confirmait, nul doute que la politique internationale de la France se trouverait singulièrement en porte-à-faux par rapport aux principes universels dont elle se réclame en tant que porte-parole attitré. Comment souffrir que la Patrie des Droits de l’Homme autoproclamée se livre à des opérations indignes d’une république bananière ? ¹ Ce qui en fait la première multinationale française.
Sur le coup, la boule qui transperça son estomac contraignit Klaam à suspendre sa lecture. Chanfilly était loin d’avoir exagéré : le reportage recelait même des allures macabres de Jugement Dernier ! Elle reprit, trop consternée pour poser le quotidien.
Qu’est-ce que la Françafrique ?
A l’heure actuelle, les recoupements opérés par le juge Balthazar révéleraient que les réseaux fédérés autour de la CREP bénéficient autant du soutien des élites africaines que de complicités au plus haut niveau de l’Etat français. Les soupçons de Balthazar s’orienteraient vers le rôle de plaque tournante du blanchiment joué par la CREP. Au terme de ces révélations, le lecteur n’est pas au bout de ses surprises : le Renseignement Militaire serait cité à plusieurs reprises comme le carrefour incontournable des officines de l’armement. Aux yeux du plus grand nombre, les abréviations "RM" conservent jalousement leur halo de mystère. Son patron, le très discret colonel Chanfilly, ne s’en montre pas peu fier. Comme le remarque un spécialiste de longue date des services secrets, « cette discrétion représente encore la meilleure marque de sa réussite ». Loin de l’image d’Epinal, qui fait la part belle à la DST ou au SDECE, le RM s’impose comme le fleuron des services secrets français. La raison de cette prééminence jalousement gardée secrète ? La tutelle du ministère de la Défense lui assure, de fait, la protection du Président de la République. Selon nos informations, le scandale de la CREP entraînerait le RM sur le devant de la scène.
Cette fois, le teint de Klaam vira au saumâtre. Elle se trouvait confrontée à l’inconcevable : pour qu’un journaliste se sente autorisé à sortir des informations que nul reporter, fût-il le plus téméraire, ne s’était risqué à relayer, sans craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa carrière, il était soutenu en haut lieu ! Elle acheva sa lecture.
Ce n’est pas seulement le parcours sans tache de Chanfilly qui se trouve menacé. Dans les couloirs du Parquet de Paris, les rumeurs les plus folles se répandent avec la célérité d’une traînée de poudre. Plusieurs hommes d’affaires seraient sur le point d’être placés en examen. Le nom du Préfet des Hauts-de-Seine, Jean-Pierre Marchal, revenait avec insistance dans les conversations. Info ou intox ? Certaines voix laissent entendre que Balthazar commence par s’attaquer à son plus proche collaborateur pour mieux se payer la tête d’Antonioli en personne. Dans l’entourage de l’ancien ministre et actuel sénateur des Hauts-de-Seine, on certifie attendre « avec sérénité » les conclusions de l’enquête. L’avocat d’Antonioli, le très médiatique Gilles Collot, a ironisé sur les méthodes du juge, suggérant que le magistrat cherchait à accrocher à son tableau de chasse « un homme dont l’intégrité au-dessus de tout soupçon était louée au sein même des capitales africaines ». Quoi qu’il en soit, des voix s’élèvent déjà pour réclamer une enquête parlementaire impartiale sur le rôle exact du RM au sein de la République. A l’Elysée, l’entourage du Président est monté au créneau pour rappeler que le Renseignement, en l’état actuel de l’instruction, ne faisait l’objet d’aucune démarche judiciaire. Pour l’instant, le juge Balthazar se refuse à tout commentaire. Nul doute cependant qu’on devrait en apprendre davantage dans les prochains jours. Pour certains, il s’agirait même d’une affaire d’heures. »
Klaam serra les dents. Son intuition la trompait rarement. Une époque s’effondrait. Depuis sa rencontre avec le Colonel, à la fin des années soixante-dix, l’univers dans lequel elle se mouvait, celui dont elle avait adopté les codes implacables, se situait au-dessus des lois. A présent que les faits se chargeaient de lui renvoyer à la figure des relents de fin de régime, elle peinait à en accepter les augures. De mauvaise grâce, elle soupira. Cette investigation journalistique surfait sur la vague consumériste de l’actualité !
Initialement, son entrevue avec le Colonel était censée couronner vingt années de collaboration fructueuse. Vingt ans d’osmose, quelque chose comme des noces d’argent durant lesquelles cette brillante avocate avait troqué le quotidien réglé comme du papier à lettre de son cabinet d’affaires bâlois pour la fonction risquée de conseillère juridique de Chanfilly au RM. Une charge en or, où elle avait plus appris sur le réel qu’en dix vies répertoriées dans les prétoires balisés du parquet de Bâle.
Au départ, Chanfilly travaillait en sous-main pour le compte d’un puissant lobby anticommuniste affilié aux cercles de l’OTAN. Un projet ultra confidentiel au nom de code transparent : la loge Atlante. Sa mission : saper l’influence communiste en Afrique francophone. Les moyens étaient illimités, tous les coups permis : assassinats, chantages, guerres tribales… Pendant que Chanfilly ratissait de long en large le théâtre de ses opérations louches, Klaam fomentait les complots. Le renard et l’araignée – une organisation d’autant plus imparable qu’un troisième larron parachevait la fine équipe : Eichmann le Suisse, le Redoutable, la Hyène. A son évocation, un maigre sourire de dérision s’écrasa sur le visage de Klaam.
Celui qui incarnait pour le grand public l’industriel-de-génie-parti-de-rien-pour-fonder-le-premier-groupe-agro-alimentaire-européen se révélait en sous-main un redoutable imposteur ! Quelle aurait été la réaction de la vox populi en apprenant que cette icône des médias people devait sa fortune à ses anciennes prérogatives de banquier d’Atlante ? Grâce aux milliards collectés au gré des opérations, celui que l’on dépeignait comme un séducteur affable et un fêtard invétéré s’était relancé sans peine dans l’industrie agro-alimentaire après le délitement du communisme.
La chute du Mur avait sonné le glas de la mission historique d’Atlante. Face à ce coup du sort, Chanfilly s’était débattu entre plusieurs pistes. Comment redéployer la loge ? Quelle reconversion s’avérerait la plus pertinente ? Cette hydre rôdée à la corruption trouverait-elle preneur sur le marché des affairistes ? Rompant avec ces atermoiements interminables, Antonioli avait adressé le genre de proposition qu’on ne refuse pas : une Offre Politique d’Achat en bonne et due forme. Après avoir fédéré les plus influents réseaux gaullistes des indépendances africaines, Antonioli ambitionnait de régenter les trafics, en particulier l’armement de l’Afrique francophone. L’Ancien Monde se trouvait figé dans ses codes immuables. Dans le Nouveau, tous les coups étaient permis, pourvu qu’on s’abritât derrière les grands idéaux du Progrès Démocratique.
Klaam ricana de cruauté : et dire qu’Antonioli jouissait en France d’une popularité inattaquable parmi les nostalgiques de la Vieille France ! Que l’opinion le prenait pour le champion de la lutte contre la corruption et le héros des Valeurs Républicaines ! Antonioli le preux, Antonioli le pur… Qui aurait pressenti, parmi ses plus fervents partisans, ceux qui l’acclamaient sans retenue lors de ses meetings, que le Justicier Masqué, Preux-Chevalier-Sans-Reproche, s’était lancé en politique à la fin des années soixante-dix pour mieux influer sur les rênes africaines de ses turpitudes ? Que sa mue stratégique lui avait permis d’engranger des milliards de dollars ? Que les ramifications internationales de ses circuits s’amarraient à deux officines fumeuses, l’une lobby fort peu vertueux et maçonnique – la Grande-Loge ; l’autre, outil de financement des opérations de cession d’armes et de corruptions diverses – le Comptoir Financier pour le Développement ?
Klaam appartenait au cercle des rares initiés en mesure de détailler les méandres d’une organisation capable d’intervenir simultanément dans l’antichambre de l’Elysée et l’antre somptueuse d’une capitale africaine. Si d’aventure il lui avait pris fantaisie de lancer en pâture ses secrets d’alcôve, son lectorat aurait appris, ébahi, que les tyrans d’Afrique francophone recevaient le capitaine Marchal, ancien premier couteau du SDECE et âme damnée d’Antonioli, avec tous les égards dévolus au premier ministre en exercice d’une République de l’ombre.
« Mesdames et Messieurs, le train en provenance de Bâle entrera en gare de Paris-Est d’ici cinq minutes. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage et vous souhaitons un plaisant séjour… »
Klaam ne cacha pas sa préoccupation. L’état de santé d’Antonioli était-il l’explication aux révélations fracassantes de l’Aurore ? Le vieux chef était en effet rongé depuis des années par le cancer. En guise d’ultime honneur, de ceux déjà posthumes que l’on réserve aux moribonds, le Président de la République avait imposé sa candidature à la présidence du Sénat. Avait-elle représenté l’honneur de trop ?
En tout cas, troublante coïncidence, Antonioli se trouvait exposé sous les feux de la rampe au moment où il réunissait ses dernières forces pour établir son réseau dans la modernité. Les ventes d’armes étaient devenues une activité trop exposée pour ne pas encourir de sérieuses menaces. La survie du réseau impliquait un redéploiement stratégique. Il pourrait ensuite partir en paix.
Durant cette période d’agitation, où la globalisation financière rendait les échanges de plus en plus complexes, Karpak, l’ancien-dignitaire-du-KGB-devenu-par-enchantement-oligarque, offrit à Antonioli la reconversion tant espérée. Bien que la prostitution occupât dans son conglomérat une place mineure en regard du pétrole ou du gaz, Karpak avait moissonné les milliards en parrainant certains des réseaux à l’origine des hordes de beautés slaves parquées sur les trottoirs occidentaux. L’idée, simple comme le souffle du génie, s’était révélée éclatante de succès : casser les prix pour exciter la demande. L’Ouest n’avait qu’à bien se tenir.
Pour endiguer la lassitude du Marché, accablé d’arrivages de nymphes toutes plus affriolantes les unes que les autres, Karpak comptait relancer la machine grâce à un concept au slogan dévastateur : « Après les Slaves, les Blacks ». Son plan était rôdé. Le recrutement s’ordonnerait à partir du port de Belleville. La capitale du Dahomey aiguillerait ensuite vers l’Europe les Nigérianes et autres Sierra Léonaises fuyant la pauvreté et la guerre. Qui mieux que le réseau Antonioli était indiqué pour édifier ces filières ?
Restait à débaucher le coordinateur de ce juteux marché. L’as du blanchiment invisible. Le champion de la corruption. Le virtuose des montages financiers. Un tel profil ne courait pas les rues. Cardetti s’imposa sans tarder comme la nécessité incontournable. Installé au Dahomey, ce natif d’Ajaccio, mieux qu’une pointure de la délinquance financière, représentait la garantie de la discrétion absolue. La preuve ? Les cartels anglo-saxons de l’armement se l’arrachaient ! Comme pour un sportif vedette, son transfert avait un prix. Karpak l’avait fixé à cinquante millions de dollars. A ce tarif, qui aurait refusé de lever des esclaves ? Chargé des négociations, le Colonel n’avait pas tergiversé quant à l’émissaire qu’il dépêcherait sur Belleville : ce serait Klaam. La pression s’avérait considérable : au vu des enjeux, personne ne passerait le moindre échec.
Motel Le Verseau, Paris, 18 heures 04.
C’est sûr, les filles vont tirer une des ces tronches… Désolé, les chéries, à cette heure, c’est une question de vie ou de mort ! Je hais les juges et je me boufferais bien une bonne choucroute !
Pour le Colonel, ce n’était pas les raisons objectives de pester qui manquaient. Les dernières heures l’avaient contraint à revenir sur un agenda familial chargé en réjouissances : l’aînée attendait son premier petit-fils pour décembre ; la seconde se fiançait en juin. Pourtant, chez lui, l’habitude de manquer les fêtes de fin d’année était une habitude consommée. Même son absence pour la naissance de son petit-fils se trouverait justifiée d’avance par ses responsabilités. Sa famille était persuadée que ce fervent nationaliste sacrifiait sa vie au service des intérêts supérieurs de l’Etat.
Si, en ce moment, à des millions de miles de ses idéaux de plénitude, il en était à ronger son frein dans la chambre d’un motel miteux, ce n’était nullement pour passer son blues sur la peau cathartique d’une professionnelle. Ses rodomontades rogues n’y changeraient rien. Fauteuil élimé, mur hagard et blafard, il suintait l’angoisse. Une brise de mélancolie affleura à l’amorce de ses yeux jais, que les morsures du temps n’avaient pas élimés tout à fait. Les bons vieux rendez-vous au bordel avec Klaam appartiendraient-ils sous peu à l’ordre révolu de la nostalgie ? Peut-être même résonnaient-ils déjà comme les sombres présages annonciateurs de la case prison… La prison ? Quelle plaisanterie ! Plutôt une balle que le déshonneur ! La raison bornée des juges n’aurait pas raison de sa vérité !
Par la faute, bien involontaire, de l’enquête, le cas Cardetti devenait chaud bouillant. Il remua d’impuissance sa jambe engourdie. Dans les tréfonds de son corps balayé par des soubresauts nerveux, plus que sa vie, il jouait sa liberté. De rage, il se défoula sur l’accoudoir. Bon sang ! Un grain de sable évaporerait-il ses châteaux espagnols ? Que leur expliquerait-il, à ces puissants que le pouvoir rendait impitoyables ? Discutait-on d’ailleurs avec ce genre d’individus ? Il entrevit les amorces du destin qui l’attendait en cas d’échec. Antonioli le lâcherait à regret. Les bons serviteurs ne courent pas les rues. Il servirait alors de bouc émissaire à la rage de Karpak et d’os à ronger pour ce chien de Balthazar…
Les tempes ruisselantes, trois coups secs frappés au mauvais similicuir de la porte calfeutrée le tirèrent de son cauchemar diurne. Poussif, il se leva. Mise soignée et chignon affecté, une femme d’âge mûr entra. Sous la réverbération de la lumière tamisée par la vitre, son teint diaphane accentuait encore l’allure glaciale et impitoyable de sa silhouette.
Chanfilly : – Installez-vous, Rosa ! »
Il lui laissa le fauteuil et s’assit sur le lit. Pour la première fois probablement, cette chambre n’accueillerait pas les ébats adultérins ou les services d’une prostituée.
Klaam : – Diable ! Vous semblez abattu… »
Sa diction châtiée confinait à l’affectation.
Chanfilly : – Abattu ? Je trouve le terme bien faible… Nous nous débattons dans un vrai merdier, oui ! »
Il souffla.
Chanfilly : – Lyotard sera inculpé la semaine prochaine… »
C’était donc ça, la cellule de crise ! Klaam en resta bouché bée.
Chanfilly : – Un coup d’Harcourt !
Klaam : – Je savais que cet arriviste manifestait de la réticence à cautionner l’investiture d’Antonioli, mais de là à sortir des luttes d’influence…
Chanfilly : – Depuis que d’Harcourt trône au quai d’Orsay, le Président est convaincu que l’impérialisme est nuisible à l’image des Droits de l’Homme. Quand il a imposé un de ses protégés à la tête de la CREP, le Président a laissé faire, pour être en phase avec l’opinion. Des fuites savamment orchestrées par la DST n’ont pas tardé à tuyauter Balthazar. Résultat : en moins de quarante-huit heures de garde à vue, le PDG de la CREP crachait le morceau !
Klaam : – Cette stratégie sert son ambition politique !
Chanfilly : – La succession d’Antonioli était promise à l’actuel ministre de l’Intérieur, Estrazy…
Klaam : – L’origine de nos maux n’est pas à chercher ailleurs… Ces frères ennemis se livrent une lutte à couteaux tirés pour la présidentielle… »
Elle fronça les sourcils.
« Je ne comprends pas… Comment diable Lyotard s’est-il laissé prendre ? Cet homme d’affaires n’est tout de même pas un bleu !
Chanfilly : – La suffisance… La suffisance – et la vanité ! Vous rappelez-vous du dossier angolais ?
Klaam : – Le Président Dos Santos comptait sur notre entremise pour mater la rébellion musulmane du Sud…
Chanfilly : – Deux cent millions de dollars ! L’un des plus importants marchés de ces dix dernières années ! Pour avoir négocié avec Dos Santos en personne, Lyotard s’est cru intouchable. Il n’a pas hésité à verser des pots-de-vin au nom du CFD… La sanction n’a pas traîné : les barbouzes de la DST nous ont retourné la bombe en pleine poire ! Grâce à ce sésame inespéré, Balthazar est remonté sans peine jusqu’à Lyotard !
Klaam : – La tutelle de la CREP, une fois de plus ! Notre appui en apparence le plus sûr constitue en réalité notre talon d’Achille. »
Chanfilly sourit avec tristesse.
« Dans cette affaire, ce n’est pas seulement Lyotard qui est touché…
Klaam : – Que voulez-vous dire ?
Chanfilly : – Pendant qu’il négociait avec Dos Santos, nous avions chargé Cardetti de traiter avec les rebelles du Sud pour armer les circuits islamistes… »
Cette fois, Klaam céda à la fébrilité.
« Ne me dites pas que Cardetti est lui aussi affecté par les investigations de Balthazar…
Chanfilly : – Grâce à Dieu, il ne s’est pas laissé aller aux mêmes errements de débutant que Lyotard ! Seulement, suite aux mandats délivrés par Balthazar, le CFD n’a plus droit à la moindre transaction…
Klaam : – La rétribution de Cardetti est compromise…
Chanfilly : – Une commission qui se montait à dix millions de dollars ! Le gel de cette somme est catastrophique pour notre stratégie !
Klaam : – En lui exposant le problème, nous n’aurions guère de peine à établir un compromis…
Chanfilly : – Vous n’y êtes pas ! Imaginez-vous Cardetti transiger sur ce qui lui est dû ? Avec ses relations dans la faune des services secrets, il nous balancerait à Balthazar sans l’once d’un remords !
Klaam : – Nous avions travaillé avec lui sur le dossier des call-girls du Président-Maréchal Sekotou ?
Chanfilly : – Le pire n’est pas là ! Cardetti est un tendre en comparaison de Karpak…
Klaam : – Je vous trouve bien défaitiste ! A ma connaissance, le CFD traite d’activités parfaitement honorables…
Chanfilly : – Les seules transactions autorisées sont cantonnées à l’espace national. Cardetti exige d’être payé à l’étranger !
Klaam : – Pourquoi écarter le débouché français ?
Chanfilly : – Un blanchisseur sur notre sol ?
Klaam : – Il y a la place pour passer, à condition que Cardetti n’apprenne pas les poursuites par les journaux ! En manœuvrant, il s’attellera aux rênes avant de s’en être rendu compte…
Chanfilly : – Comment réaliser cette gageure ?
Klaam : – Imposons-lui un blanchisseur et attendons que le poisson morde…
Chanfilly : – Vous pariez sur son sens de la contradiction ?
Klaam : – Avant de s’en être rendu compte, il aura abattu la besogne à notre place !
Chanfilly : – Décidément, je ne vous paie pas en vain, Rosa !
Klaam : – Je verrais bien Vernant pour le rencontrer…
Chanfilly : – Mon agent du RM ?
Klaam: – Sa société d’import-export en friperie représente une couverture idéale pour se déplacer discrètement en Afrique.
Chanfilly : – Et le Dahomey connaît un boom impressionnant dans le secteur du textile…
Klaam : – Reste à régler le problème du blanchisseur… »
10 décembre 199*.
TGV Bâle-Paris, 16 heures 37.
Rosa Klaam consulta sa montre. Encore trois quarts d’heure ? A force de filer avec la régularité accablante d’une horloge, le train avait fini par estomper l’implacable dérobade du temps. Pour résister à l’appel oppressant de la sieste, Klaam parcourait un rapport de la Commission de l’ONU dénonçant la traite humaine dans le monde. Ses traits graves, guindés, qui témoignaient de son sérieux irréprochable, exprimaient pour l’observateur perspicace son impatience du moment. Pas le vulgaire empressement à quitter le train ou satisfaire un impératif de second ordre ! Elle avait rendez-vous au Verseau avec le colonel Chanfilly. Elle tressaillit. L’appel ne tombait pas seulement du Ciel ! Il l’affranchissait de sa solitude lénifiante. Heureuse surprise ou hasard mutin – il émanait justement du Colonel.
Chanfilly : – Vous trouvez-vous dans le train ?
Klaam : – Plus que jamais prête à vous rejoindre !
Chanfilly : – L’ordre du jour est bouleversé…
Klaam : – Quel en est l’imprévu ?
Chanfilly : – Vous ne lisez donc pas la presse ?
Klaam : – Pour mon aise, le moins possible !
Chanfilly : – Vous avez tort ! L’Aurore nous fait les honneurs de son reportage mensuel en pages intérieures…
Klaam : – Disons que leur prose de gauchistes bien-pensants m’est à jamais étrangère !
Chanfilly : – Croyez-vous que j’accorde la moindre attention à leur style moraliste et édifiant ? Je fais référence à l’édition d’hier ! Pour une fois, vous dérogerez à votre censure avisée – autant vous prévenir d’entrée que le contenu de l’article téléchargé est coton…
Klaam : – Le temps d’en prendre connaissance, et la primeur de mes impressions…
Chanfilly : – Ce sera inutile ! Je me rends sans perdre une minute à la cellule de crise que Marchal a convoquée ! »
Elle raccrocha, perplexe. En proie à d’étranges fantasmagories, elle s’expliquait mal par quelle aberration elle en était venue à concevoir Chanfilly suspendu au-dessus d’un grill incandescent. La lecture du titre ne fit que confirmer ses prémonitions alarmistes.
« Le plus grand scandale de la Cinquième République ? »
Le sous-titre en pleine page n’était pas pour la réconforter :
« La chute du plus secret des services français. »
Oscillant entre incrédulité et incompréhension, elle essaya de repousser la sarabande des questions qui l’envahissaient. Etait-il envisageable que le RM soit visé à la tête ? Elle se reprit. Le meilleur moyen d’en avoir le cœur net était encore de prendre connaissance au plus vite de l’article.
« Pour le grand public, la Compagnie de Raffinage et d’Exploitation Pétrolière représente l’emblème du grand capitalisme d’Etat, une exception à la française dont les plus hauts sommets de l’Etat s’enorgueillissent sans vergogne. Cette fierté sera-t-elle toujours de bon aloi d’ici peu ? La question mérite d’être posée. Selon nos sources, un scandale sans précédent menace d’éclabousser les coulisses de cet état dans l’Etat. Les plus hautes personnalités de la politique et de la finance s’y trouveraient impliquées. Contrairement à ce que ses campagnes publicitaires ressassent avec délice, la CREP se situerait aux antipodes du vertueux conglomérat pétrolier dont elle cisèle l’image. Les suspicions sur ses pratiques bruissent avec insistance dans les milieux bien informés. Son chiffre d’affaires, dix milliards d’euros¹ pour le dernier exercice, provient-il uniquement de ses activités de raffinage, dont la majeure partie s’effectue en Afrique francophone ? La CREP n’a jamais fait mystère de l’exclusivité des contrats d’exploitation que lui assuraient ses liens privilégiés avec les anciennes colonies. Pourtant, selon nos informations, les investigations du célèbre juge Balthazar risquent de mettre le feu à une poudrière dont on peine à estimer l’ampleur des ramifications secrètes. Selon l’enquête, la CREP servirait de façade pour ce que l’association franco-africaine de lutte contre les impérialismes Oxygène a baptisé la Françafrique en référence aux dérives mafieuses de certaines officines franco-africaines. Si cette nouvelle se confirmait, nul doute que la politique internationale de la France se trouverait singulièrement en porte-à-faux par rapport aux principes universels dont elle se réclame en tant que porte-parole attitré. Comment souffrir que la Patrie des Droits de l’Homme autoproclamée se livre à des opérations indignes d’une république bananière ? ¹ Ce qui en fait la première multinationale française.
Sur le coup, la boule qui transperça son estomac contraignit Klaam à suspendre sa lecture. Chanfilly était loin d’avoir exagéré : le reportage recelait même des allures macabres de Jugement Dernier ! Elle reprit, trop consternée pour poser le quotidien.
Qu’est-ce que la Françafrique ?
A l’heure actuelle, les recoupements opérés par le juge Balthazar révéleraient que les réseaux fédérés autour de la CREP bénéficient autant du soutien des élites africaines que de complicités au plus haut niveau de l’Etat français. Les soupçons de Balthazar s’orienteraient vers le rôle de plaque tournante du blanchiment joué par la CREP. Au terme de ces révélations, le lecteur n’est pas au bout de ses surprises : le Renseignement Militaire serait cité à plusieurs reprises comme le carrefour incontournable des officines de l’armement. Aux yeux du plus grand nombre, les abréviations "RM" conservent jalousement leur halo de mystère. Son patron, le très discret colonel Chanfilly, ne s’en montre pas peu fier. Comme le remarque un spécialiste de longue date des services secrets, « cette discrétion représente encore la meilleure marque de sa réussite ». Loin de l’image d’Epinal, qui fait la part belle à la DST ou au SDECE, le RM s’impose comme le fleuron des services secrets français. La raison de cette prééminence jalousement gardée secrète ? La tutelle du ministère de la Défense lui assure, de fait, la protection du Président de la République. Selon nos informations, le scandale de la CREP entraînerait le RM sur le devant de la scène.
Cette fois, le teint de Klaam vira au saumâtre. Elle se trouvait confrontée à l’inconcevable : pour qu’un journaliste se sente autorisé à sortir des informations que nul reporter, fût-il le plus téméraire, ne s’était risqué à relayer, sans craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa carrière, il était soutenu en haut lieu ! Elle acheva sa lecture.
Ce n’est pas seulement le parcours sans tache de Chanfilly qui se trouve menacé. Dans les couloirs du Parquet de Paris, les rumeurs les plus folles se répandent avec la célérité d’une traînée de poudre. Plusieurs hommes d’affaires seraient sur le point d’être placés en examen. Le nom du Préfet des Hauts-de-Seine, Jean-Pierre Marchal, revenait avec insistance dans les conversations. Info ou intox ? Certaines voix laissent entendre que Balthazar commence par s’attaquer à son plus proche collaborateur pour mieux se payer la tête d’Antonioli en personne. Dans l’entourage de l’ancien ministre et actuel sénateur des Hauts-de-Seine, on certifie attendre « avec sérénité » les conclusions de l’enquête. L’avocat d’Antonioli, le très médiatique Gilles Collot, a ironisé sur les méthodes du juge, suggérant que le magistrat cherchait à accrocher à son tableau de chasse « un homme dont l’intégrité au-dessus de tout soupçon était louée au sein même des capitales africaines ». Quoi qu’il en soit, des voix s’élèvent déjà pour réclamer une enquête parlementaire impartiale sur le rôle exact du RM au sein de la République. A l’Elysée, l’entourage du Président est monté au créneau pour rappeler que le Renseignement, en l’état actuel de l’instruction, ne faisait l’objet d’aucune démarche judiciaire. Pour l’instant, le juge Balthazar se refuse à tout commentaire. Nul doute cependant qu’on devrait en apprendre davantage dans les prochains jours. Pour certains, il s’agirait même d’une affaire d’heures. »
Klaam serra les dents. Son intuition la trompait rarement. Une époque s’effondrait. Depuis sa rencontre avec le Colonel, à la fin des années soixante-dix, l’univers dans lequel elle se mouvait, celui dont elle avait adopté les codes implacables, se situait au-dessus des lois. A présent que les faits se chargeaient de lui renvoyer à la figure des relents de fin de régime, elle peinait à en accepter les augures. De mauvaise grâce, elle soupira. Cette investigation journalistique surfait sur la vague consumériste de l’actualité !
Initialement, son entrevue avec le Colonel était censée couronner vingt années de collaboration fructueuse. Vingt ans d’osmose, quelque chose comme des noces d’argent durant lesquelles cette brillante avocate avait troqué le quotidien réglé comme du papier à lettre de son cabinet d’affaires bâlois pour la fonction risquée de conseillère juridique de Chanfilly au RM. Une charge en or, où elle avait plus appris sur le réel qu’en dix vies répertoriées dans les prétoires balisés du parquet de Bâle.
Au départ, Chanfilly travaillait en sous-main pour le compte d’un puissant lobby anticommuniste affilié aux cercles de l’OTAN. Un projet ultra confidentiel au nom de code transparent : la loge Atlante. Sa mission : saper l’influence communiste en Afrique francophone. Les moyens étaient illimités, tous les coups permis : assassinats, chantages, guerres tribales… Pendant que Chanfilly ratissait de long en large le théâtre de ses opérations louches, Klaam fomentait les complots. Le renard et l’araignée – une organisation d’autant plus imparable qu’un troisième larron parachevait la fine équipe : Eichmann le Suisse, le Redoutable, la Hyène. A son évocation, un maigre sourire de dérision s’écrasa sur le visage de Klaam.
Celui qui incarnait pour le grand public l’industriel-de-génie-parti-de-rien-pour-fonder-le-premier-groupe-agro-alimentaire-européen se révélait en sous-main un redoutable imposteur ! Quelle aurait été la réaction de la vox populi en apprenant que cette icône des médias people devait sa fortune à ses anciennes prérogatives de banquier d’Atlante ? Grâce aux milliards collectés au gré des opérations, celui que l’on dépeignait comme un séducteur affable et un fêtard invétéré s’était relancé sans peine dans l’industrie agro-alimentaire après le délitement du communisme.
La chute du Mur avait sonné le glas de la mission historique d’Atlante. Face à ce coup du sort, Chanfilly s’était débattu entre plusieurs pistes. Comment redéployer la loge ? Quelle reconversion s’avérerait la plus pertinente ? Cette hydre rôdée à la corruption trouverait-elle preneur sur le marché des affairistes ? Rompant avec ces atermoiements interminables, Antonioli avait adressé le genre de proposition qu’on ne refuse pas : une Offre Politique d’Achat en bonne et due forme. Après avoir fédéré les plus influents réseaux gaullistes des indépendances africaines, Antonioli ambitionnait de régenter les trafics, en particulier l’armement de l’Afrique francophone. L’Ancien Monde se trouvait figé dans ses codes immuables. Dans le Nouveau, tous les coups étaient permis, pourvu qu’on s’abritât derrière les grands idéaux du Progrès Démocratique.
Klaam ricana de cruauté : et dire qu’Antonioli jouissait en France d’une popularité inattaquable parmi les nostalgiques de la Vieille France ! Que l’opinion le prenait pour le champion de la lutte contre la corruption et le héros des Valeurs Républicaines ! Antonioli le preux, Antonioli le pur… Qui aurait pressenti, parmi ses plus fervents partisans, ceux qui l’acclamaient sans retenue lors de ses meetings, que le Justicier Masqué, Preux-Chevalier-Sans-Reproche, s’était lancé en politique à la fin des années soixante-dix pour mieux influer sur les rênes africaines de ses turpitudes ? Que sa mue stratégique lui avait permis d’engranger des milliards de dollars ? Que les ramifications internationales de ses circuits s’amarraient à deux officines fumeuses, l’une lobby fort peu vertueux et maçonnique – la Grande-Loge ; l’autre, outil de financement des opérations de cession d’armes et de corruptions diverses – le Comptoir Financier pour le Développement ?
Klaam appartenait au cercle des rares initiés en mesure de détailler les méandres d’une organisation capable d’intervenir simultanément dans l’antichambre de l’Elysée et l’antre somptueuse d’une capitale africaine. Si d’aventure il lui avait pris fantaisie de lancer en pâture ses secrets d’alcôve, son lectorat aurait appris, ébahi, que les tyrans d’Afrique francophone recevaient le capitaine Marchal, ancien premier couteau du SDECE et âme damnée d’Antonioli, avec tous les égards dévolus au premier ministre en exercice d’une République de l’ombre.
« Mesdames et Messieurs, le train en provenance de Bâle entrera en gare de Paris-Est d’ici cinq minutes. Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage et vous souhaitons un plaisant séjour… »
Klaam ne cacha pas sa préoccupation. L’état de santé d’Antonioli était-il l’explication aux révélations fracassantes de l’Aurore ? Le vieux chef était en effet rongé depuis des années par le cancer. En guise d’ultime honneur, de ceux déjà posthumes que l’on réserve aux moribonds, le Président de la République avait imposé sa candidature à la présidence du Sénat. Avait-elle représenté l’honneur de trop ?
En tout cas, troublante coïncidence, Antonioli se trouvait exposé sous les feux de la rampe au moment où il réunissait ses dernières forces pour établir son réseau dans la modernité. Les ventes d’armes étaient devenues une activité trop exposée pour ne pas encourir de sérieuses menaces. La survie du réseau impliquait un redéploiement stratégique. Il pourrait ensuite partir en paix.
Durant cette période d’agitation, où la globalisation financière rendait les échanges de plus en plus complexes, Karpak, l’ancien-dignitaire-du-KGB-devenu-par-enchantement-oligarque, offrit à Antonioli la reconversion tant espérée. Bien que la prostitution occupât dans son conglomérat une place mineure en regard du pétrole ou du gaz, Karpak avait moissonné les milliards en parrainant certains des réseaux à l’origine des hordes de beautés slaves parquées sur les trottoirs occidentaux. L’idée, simple comme le souffle du génie, s’était révélée éclatante de succès : casser les prix pour exciter la demande. L’Ouest n’avait qu’à bien se tenir.
Pour endiguer la lassitude du Marché, accablé d’arrivages de nymphes toutes plus affriolantes les unes que les autres, Karpak comptait relancer la machine grâce à un concept au slogan dévastateur : « Après les Slaves, les Blacks ». Son plan était rôdé. Le recrutement s’ordonnerait à partir du port de Belleville. La capitale du Dahomey aiguillerait ensuite vers l’Europe les Nigérianes et autres Sierra Léonaises fuyant la pauvreté et la guerre. Qui mieux que le réseau Antonioli était indiqué pour édifier ces filières ?
Restait à débaucher le coordinateur de ce juteux marché. L’as du blanchiment invisible. Le champion de la corruption. Le virtuose des montages financiers. Un tel profil ne courait pas les rues. Cardetti s’imposa sans tarder comme la nécessité incontournable. Installé au Dahomey, ce natif d’Ajaccio, mieux qu’une pointure de la délinquance financière, représentait la garantie de la discrétion absolue. La preuve ? Les cartels anglo-saxons de l’armement se l’arrachaient ! Comme pour un sportif vedette, son transfert avait un prix. Karpak l’avait fixé à cinquante millions de dollars. A ce tarif, qui aurait refusé de lever des esclaves ? Chargé des négociations, le Colonel n’avait pas tergiversé quant à l’émissaire qu’il dépêcherait sur Belleville : ce serait Klaam. La pression s’avérait considérable : au vu des enjeux, personne ne passerait le moindre échec.
Motel Le Verseau, Paris, 18 heures 04.
C’est sûr, les filles vont tirer une des ces tronches… Désolé, les chéries, à cette heure, c’est une question de vie ou de mort ! Je hais les juges et je me boufferais bien une bonne choucroute !
Pour le Colonel, ce n’était pas les raisons objectives de pester qui manquaient. Les dernières heures l’avaient contraint à revenir sur un agenda familial chargé en réjouissances : l’aînée attendait son premier petit-fils pour décembre ; la seconde se fiançait en juin. Pourtant, chez lui, l’habitude de manquer les fêtes de fin d’année était une habitude consommée. Même son absence pour la naissance de son petit-fils se trouverait justifiée d’avance par ses responsabilités. Sa famille était persuadée que ce fervent nationaliste sacrifiait sa vie au service des intérêts supérieurs de l’Etat.
Si, en ce moment, à des millions de miles de ses idéaux de plénitude, il en était à ronger son frein dans la chambre d’un motel miteux, ce n’était nullement pour passer son blues sur la peau cathartique d’une professionnelle. Ses rodomontades rogues n’y changeraient rien. Fauteuil élimé, mur hagard et blafard, il suintait l’angoisse. Une brise de mélancolie affleura à l’amorce de ses yeux jais, que les morsures du temps n’avaient pas élimés tout à fait. Les bons vieux rendez-vous au bordel avec Klaam appartiendraient-ils sous peu à l’ordre révolu de la nostalgie ? Peut-être même résonnaient-ils déjà comme les sombres présages annonciateurs de la case prison… La prison ? Quelle plaisanterie ! Plutôt une balle que le déshonneur ! La raison bornée des juges n’aurait pas raison de sa vérité !
Par la faute, bien involontaire, de l’enquête, le cas Cardetti devenait chaud bouillant. Il remua d’impuissance sa jambe engourdie. Dans les tréfonds de son corps balayé par des soubresauts nerveux, plus que sa vie, il jouait sa liberté. De rage, il se défoula sur l’accoudoir. Bon sang ! Un grain de sable évaporerait-il ses châteaux espagnols ? Que leur expliquerait-il, à ces puissants que le pouvoir rendait impitoyables ? Discutait-on d’ailleurs avec ce genre d’individus ? Il entrevit les amorces du destin qui l’attendait en cas d’échec. Antonioli le lâcherait à regret. Les bons serviteurs ne courent pas les rues. Il servirait alors de bouc émissaire à la rage de Karpak et d’os à ronger pour ce chien de Balthazar…
Les tempes ruisselantes, trois coups secs frappés au mauvais similicuir de la porte calfeutrée le tirèrent de son cauchemar diurne. Poussif, il se leva. Mise soignée et chignon affecté, une femme d’âge mûr entra. Sous la réverbération de la lumière tamisée par la vitre, son teint diaphane accentuait encore l’allure glaciale et impitoyable de sa silhouette.
Chanfilly : – Installez-vous, Rosa ! »
Il lui laissa le fauteuil et s’assit sur le lit. Pour la première fois probablement, cette chambre n’accueillerait pas les ébats adultérins ou les services d’une prostituée.
Klaam : – Diable ! Vous semblez abattu… »
Sa diction châtiée confinait à l’affectation.
Chanfilly : – Abattu ? Je trouve le terme bien faible… Nous nous débattons dans un vrai merdier, oui ! »
Il souffla.
Chanfilly : – Lyotard sera inculpé la semaine prochaine… »
C’était donc ça, la cellule de crise ! Klaam en resta bouché bée.
Chanfilly : – Un coup d’Harcourt !
Klaam : – Je savais que cet arriviste manifestait de la réticence à cautionner l’investiture d’Antonioli, mais de là à sortir des luttes d’influence…
Chanfilly : – Depuis que d’Harcourt trône au quai d’Orsay, le Président est convaincu que l’impérialisme est nuisible à l’image des Droits de l’Homme. Quand il a imposé un de ses protégés à la tête de la CREP, le Président a laissé faire, pour être en phase avec l’opinion. Des fuites savamment orchestrées par la DST n’ont pas tardé à tuyauter Balthazar. Résultat : en moins de quarante-huit heures de garde à vue, le PDG de la CREP crachait le morceau !
Klaam : – Cette stratégie sert son ambition politique !
Chanfilly : – La succession d’Antonioli était promise à l’actuel ministre de l’Intérieur, Estrazy…
Klaam : – L’origine de nos maux n’est pas à chercher ailleurs… Ces frères ennemis se livrent une lutte à couteaux tirés pour la présidentielle… »
Elle fronça les sourcils.
« Je ne comprends pas… Comment diable Lyotard s’est-il laissé prendre ? Cet homme d’affaires n’est tout de même pas un bleu !
Chanfilly : – La suffisance… La suffisance – et la vanité ! Vous rappelez-vous du dossier angolais ?
Klaam : – Le Président Dos Santos comptait sur notre entremise pour mater la rébellion musulmane du Sud…
Chanfilly : – Deux cent millions de dollars ! L’un des plus importants marchés de ces dix dernières années ! Pour avoir négocié avec Dos Santos en personne, Lyotard s’est cru intouchable. Il n’a pas hésité à verser des pots-de-vin au nom du CFD… La sanction n’a pas traîné : les barbouzes de la DST nous ont retourné la bombe en pleine poire ! Grâce à ce sésame inespéré, Balthazar est remonté sans peine jusqu’à Lyotard !
Klaam : – La tutelle de la CREP, une fois de plus ! Notre appui en apparence le plus sûr constitue en réalité notre talon d’Achille. »
Chanfilly sourit avec tristesse.
« Dans cette affaire, ce n’est pas seulement Lyotard qui est touché…
Klaam : – Que voulez-vous dire ?
Chanfilly : – Pendant qu’il négociait avec Dos Santos, nous avions chargé Cardetti de traiter avec les rebelles du Sud pour armer les circuits islamistes… »
Cette fois, Klaam céda à la fébrilité.
« Ne me dites pas que Cardetti est lui aussi affecté par les investigations de Balthazar…
Chanfilly : – Grâce à Dieu, il ne s’est pas laissé aller aux mêmes errements de débutant que Lyotard ! Seulement, suite aux mandats délivrés par Balthazar, le CFD n’a plus droit à la moindre transaction…
Klaam : – La rétribution de Cardetti est compromise…
Chanfilly : – Une commission qui se montait à dix millions de dollars ! Le gel de cette somme est catastrophique pour notre stratégie !
Klaam : – En lui exposant le problème, nous n’aurions guère de peine à établir un compromis…
Chanfilly : – Vous n’y êtes pas ! Imaginez-vous Cardetti transiger sur ce qui lui est dû ? Avec ses relations dans la faune des services secrets, il nous balancerait à Balthazar sans l’once d’un remords !
Klaam : – Nous avions travaillé avec lui sur le dossier des call-girls du Président-Maréchal Sekotou ?
Chanfilly : – Le pire n’est pas là ! Cardetti est un tendre en comparaison de Karpak…
Klaam : – Je vous trouve bien défaitiste ! A ma connaissance, le CFD traite d’activités parfaitement honorables…
Chanfilly : – Les seules transactions autorisées sont cantonnées à l’espace national. Cardetti exige d’être payé à l’étranger !
Klaam : – Pourquoi écarter le débouché français ?
Chanfilly : – Un blanchisseur sur notre sol ?
Klaam : – Il y a la place pour passer, à condition que Cardetti n’apprenne pas les poursuites par les journaux ! En manœuvrant, il s’attellera aux rênes avant de s’en être rendu compte…
Chanfilly : – Comment réaliser cette gageure ?
Klaam : – Imposons-lui un blanchisseur et attendons que le poisson morde…
Chanfilly : – Vous pariez sur son sens de la contradiction ?
Klaam : – Avant de s’en être rendu compte, il aura abattu la besogne à notre place !
Chanfilly : – Décidément, je ne vous paie pas en vain, Rosa !
Klaam : – Je verrais bien Vernant pour le rencontrer…
Chanfilly : – Mon agent du RM ?
Klaam: – Sa société d’import-export en friperie représente une couverture idéale pour se déplacer discrètement en Afrique.
Chanfilly : – Et le Dahomey connaît un boom impressionnant dans le secteur du textile…
Klaam : – Reste à régler le problème du blanchisseur… »